La deuxième mort des Trente Glorieuses

Le prototype breton

Le développement économique breton a décollé pendant les premières décennies de l’après-guerre. Il a pris appui sur la conjonction entre une volonté de modernisation endogène à la région et l’épanouissement national d’un fordisme ruralisé et décentralisé, impulsé par l’action de l’Etat. Les aspirations régionales furent notamment portées, dès le début des années 1950, par le Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB), rassemblement de personnalités d’influence. C’est ainsi que la spécialisation bretonne s’est forgée, depuis soixante ans : l’agriculture intensive, supportée par la Politique Agricole Commune, et l’expansion de l’industrie agro-alimentaire, employeuse d’une main d’œuvre modestement qualifiée ; la décentralisation de l’industrie automobile (Citroën s’implante à Rennes en 1961) et le développement du pôle Telecom autour de Lannion, bénéficiant des grands programmes d’équipement. 

Cette spécialisation, bien branchée sur l’orientation de la demande, a permis à la Bretagne de passer, mieux que d’autres régions, le cap difficile du premier choc pétrolier et de l’inflexion consécutive structurelle de la croissance : les lourdes restructurations, à la jointure des années 1970 et 1980 ont frappé prioritairement les industries ancrées dans la révolution industrielle du XIXème siècle et revitalisées par les Trente Glorieuses (les mines, la sidérurgie, le textile…) ainsi que les territoires où elles étaient prioritairement implantées (de la Lorraine aux bassins industriels du Massif Central). La spécialisation bretonne a permis à la région de franchir l’épreuve de la désinflation compétitive des années 1980 et de s’inscrire positivement dans le régime concurrentiel qui se stabilise un temps au cours des années 1990 : l’inflation et sa correction par les dévaluations périodiques ne sont plus à l’ordre du jour, les coûts salariaux sont sous contrôle et la montée en puissance des exonérations de cotisations sociales contribue à la compétitivité d’activités qui ne misent pas principalement sur la qualification de leur main d’œuvre. A la veille de l’instauration de l’euro, le rééquilibrage des échanges avec l’Allemagne paraît témoigner de la solidité compétitive retrouvée de l’économie française. La décennie ultérieure puis la crise démentiront cet optimisme : cette économie, son industrie mais aussi, de plus en plus, son agriculture et ses services, sont pris en étau entre les concurrents qui misent sur la technologie et la qualité (l’Allemagne, bien sûr, mais de plus en plus les pays émergents) et ceux qui misent prioritairement sur la faiblesse de leurs coûts. Certains peuvent d’ailleurs jouer sur les deux tableaux, comme l’Allemagne dans l’industrie agro-alimentaire. La gestion de la crise de la zone euro ne simplifie pas le problème, puisque les pays les plus affectés par cette crise font effort pour restaurer leur compétitivité par un ajustement drastique de leurs coûts. Certes, les indicateurs les plus récents montrent une stabilisation, à bas niveau, des parts de marché de l’industrie française et Louis Gallois assure que « l’industrie a touché le fond de la piscine », mais il est arrivé que des plongeurs imprudents ressortent paraplégiques d’un tel choc.

Le modèle productif et territorial français, son inscription dans les échanges mondiaux, sont en effet profondément mis en cause. La crise bretonne en porte témoignage à sa façon. La région bretonne n’est pas homogène : elle combine des zones métropolitaines plutôt dynamiques, riches en services et activités de pointe, des zones littorales à vocation résidentielle et touristique, un hinterland agro-industriel dont la vulnérabilité nourrit la révolte des bonnets rouges. La cohésion entre ces territoires est moins assurée qu’auparavant, la fragmentation progresse. Vue ainsi, la Bretagne a l’allure d’une France en modèle réduit.

La transformation des dynamiques territoriales

Les premières décennies d’après-guerre, surtout entre 1955 et 1975, virent une unification fordiste du territoire économique français, via la décentralisation industrielle et l’aménagement du territoire sous l’égide centralisée de l’Etat planificateur et des grandes entreprises porteuses de la production et de la consommation de masse. Cette évolution a impulsé la diffusion de la croissance sur l’ensemble du territoire, mais elle a pu avoir comme contrepartie, dès  ce moment, la minoration du rôle des PME autonomes, sources d’une croissance endogène des territoires (l’équivalent du Mittelstand allemand). Les décennies qui suivent le premier choc pétrolier voient la croissance se resserrer autour des grandes zones métropolitaines, qui s’affirment comme foyers de croissance, et la remontée d’inégalités territoriales avec le décrochage ou la marginalisation de certains territoires, notamment ceux à forte concentration ouvrière. La régulation de cette vulnérabilité est davantage passée par la redistribution publique des ressources que par la mobilité des personnes : les transitions professionnelles de l’industrie vers les services restent difficiles ; les obstacles à la mobilité géographique, matériels et culturels, restent lourds : l’attachement au territoire, même sinistré, n’engendre souvent qu’une mobilité de proximité.

 La deuxième mort des Trente Glorieuses

Manifestation des salariés ardennais d’Electrolux, Paris-Bercy, 11 Mars 2013 (photo de l’auteur)

Il n’y a pas d’automatisme. Si le déclin de certains territoires est la contrepartie de leur structuration de longue période par les installations et traditions industrielles, l’entrée dans l’économie numérique et mondialisée assouplit le déterminisme quasi-taylorien qui inscrivait auparavant le territoire dans la division du travail : face à l’accélération de la diffusion des informations et des savoirs, au renouvellement rapide des produits et des technologies, le territoire peut révéler des capacités nouvelles à capter les flux de cette économie ou, au contraire, s’en trouver encore plus marginalisé. Ce n’est définitivement plus le modèle des Trente Glorieuses, qui a perduré, au cours des dernières décennies, comme un fordisme de seconde génération : avec le maintien d’un productivisme qui épuise les ressources humaines et naturelles, mais sans le rendement économique et social qui était le sien pendant les Trente Glorieuses. Aujourd’hui, la capacité à mobiliser et développer les compétences humaines, à les inscrire dans un écosystème territorial bien connecté aux métropoles dynamiques et durablement attractif pour les entreprises devient décisive. Les obstacles institutionnels ne sont pas minces : Pierre Veltz dénonce ainsi « l’étrange et toxique mélange de jacobinisme résiduel et de décentralisation confuse qui caractérise l’état actuel du pays » (Paris, France, Monde, Repenser l’économie par le territoire, Editions de l’Aube, 2012).

L’adieu douloureux aux Trente Glorieuses

Un ouvrage récent, produit par un collectif de jeunes chercheurs, à dominante historienne,  revisite de manière assez iconoclaste l’histoire des Trente Glorieuses (Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, sous la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, La Découverte, 2013). Lorsque Jean Fourastié baptise ainsi à titre posthume, en 1979, la période 1945 à 1975, prise comme un bloc, il réussit un coup de maître en faisant passer un mythe fondateur pour un concept. Il s’appuie incontestablement sur un vécu collectif qui dispose de bonnes raisons factuelles pour faire prédominer les apports du progrès sur ses dégâts (vécu richement illustré par un hors-série d’Historia Paris Match publié en 2012, 1945-1975, Les Trente Glorieuses, la France heureuse). « L’autre histoire » fait l’inventaire, quelque peu impressionniste, des dégâts collatéraux causés par les « Trente ravageuses », souvent niés, souvent aussi explicitement considérés par les autorités et la technocratie modernisatrices de l’époque comme une contrepartie inéluctable : sur l’environnement, les maladies professionnelles, les dysfonctionnements urbains, le gaspillage énergétique, l’extraction de la rente coloniale… Elle fait aussi l’inventaire des doutes, des critiques, des dissidences, de différents ordres et de différents milieux, qui ont alerté et argumenté à contre-courant sur ces dégâts. Ces alertes ont pu alors être jugées comme des déviances marginales, voire réactionnaires, elles font désormais partie d’un débat ouvert sur les voies du développement durable. Le mouvement syndical est crédité par l’ouvrage d’une conscience, somme toute assez précoce, des contradictions du productivisme fordiste et des enjeux environnementaux.

Ce n’est donc pas un mince paradoxe, pour revenir à elle, que la Bretagne, qui, de marées noires en campagnes nitratées, a eu son lot des « dégâts du progrès », ait vu des acteurs entrer en rébellion à la suite d’une mesure de fiscalité écologique. Sans doute, est-ce partie prenante d’un trouble sociétal et politique, profond et général, sur la fiscalité tout court… C’est aussi la manifestation d’un désarroi sur le mode de développement à même de prendre le relais de modèles productifs épuisés. Il faudra autre chose que l’appel parfois incantatoire à la réindustrialisation pour relancer de manière équilibrée le développement des territoires et engager durablement le redressement productif.


Jacky Fayolle