« Quelle France dans dix ans » : un néo-plan décennal ?

La prospective : ce qui reste de la planification ?

A ses heures de gloire, la planification française, dite indicative, constitua un effort collectif et concerté de mobilisation des forces productives du pays – matérielles, sociales, financières – au service des politiques de croissance. Les premiers plans de l’après-guerre furent ciblés sur les objectifs de reconstruction puis d’expansion des secteurs de base : il s’agissait d’orienter l’accumulation du capital et de domestiquer les « esprits animaux » capitalistes, dont la volatilité était considérée, depuis Keynes, jouer un rôle déstabilisant. Les plans suivants s’étendirent à la modernisation et au développement des équipements et services publics, perçus comme conditions d’une croissance efficace et équitable. La technocratie planiste suppléa aux faiblesses politiques de la IVème République et devint partie intégrante de la geste gaulliste, lorsque De Gaulle consacra, en 1961, la planification comme « ardente obligation » de la nouvelle République. La répartition des « fruits de la croissance », dans le langage de l’époque, devint, avec moins de succès, un enjeu de préoccupation dans les années 1960 : la « politique des revenus » est restée un à-côté de l’effort planificateur. Celui-ci connut sans doute son apogée avec « l’impératif industriel » porté par le 6ème Plan (1971-1975), sous la présidence de Georges Pompidou. Le titre de l’ouvrage devenu classique de François Fourquet, investigation sociologique chez les acteurs de la planification, témoigne de l’esprit prométhéen de l’époque qui s’achève avec les Trente Glorieuses : Les comptes de la puissance, histoire de la comptabilité nationale et du plan, Editions Recherche, 1980. La planification française a constitué un objet suffisamment hybride pour que son interprétation – économie mixte ou administrée, capitalisme d’Etat – interpelle les marxistes de l’époque, qui furent parfois parmi ses acteurs (voir par exemple Philippe Herzog, Politique économique et planification en régime capitaliste, Editions Sociales, 1972).

A partir de la seconde moitié des années 1970, le déclin de la planification française, comme mode d’action public et socialement concerté sur les conditions et le contenu de la croissance, ne fut pas univoque : il alla de pair avec le progrès des méthodes prospectives, mobilisant les informations de la comptabilité nationale et les apports de la modélisation macroéconomique (non sans illusions sur sa robustesse), et avec la décentralisation de l’élaboration et de la mise en œuvre des Plans (les contrats de plan Etat-régions, actés par la loi en 1982 et initiés dans le cadre du 9ème Plan, 1984-1988). Les facteurs génériques de ce déclin ont été largement commentés : une économie davantage ouverte sur l’Europe et le monde, une croissance aux fondements plus incertains, une société plus diversifiée s’éloignant de la production et de la consommation de masse. Il est un facteur politique moins mis en avant : lorsque la Vème République, désormais bien assise, se prête à l’alternance à partir de 1981, les nouvelles majorités ne se sentent pas tenues de reprendre les plans hérités de leurs prédécesseurs. Le 8ème Plan (1981-85) est suspendu à la suite de la victoire de la gauche; en sens inverse, le 11ème Plan (1993-1997) connaît un sort analogue. «L’ardente obligation» ne sublime plus les clivages politiques. Le passage au quinquennat présidentiel acte la fin des plans quinquennaux : même rythme calendaire, mais davantage de dépendance au cycle électoral. En 2006, le Commissariat Général du Plan cède la place au Centre d’Analyse Stratégique (CAS), chargé d’un travail d’animation prospective, dans lequel il n’a d’ailleurs pas démérité. La prospective est de l’ordre du brain-storming collectif, sans déboucher nécessairement sur les engagements en termes d’objectifs et de moyens qui caractérisent la planification.

Le nouvel avatar stratégique et prospectif

Le gouvernement issu des élections du printemps 2012 confie à une commission présidée par Yannick Moreau une mission sur la relance d’une ambition stratégique. Le gouvernement avalise l’essentiel du rapport de la Commission, livré en décembre 2012 sous l’intitulé Pour un Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective. Exit le CAS, voici le CGSP, qui prend le relais au printemps 2013. Le rapport Moreau argue éloquemment en faveur des missions – prospective, élaboration stratégique, évaluation, concertation et animation du débat public – confié au nouvel organisme. Il présente, un peu curieusement, celui-ci comme « un outil de ‘déminage’ démocratique au service de la puissance publique ». Il reste timoré sur deux plans : la rationalisation du paysage hétérogène des nombreux organismes consultatifs qui contribuent désormais, à un titre ou un autre, plus ou moins bien, à la réflexion prospective dans différents domaines ; la prise en compte du développement durable comme axe majeur et transversal des différentes missions (le terme lui-même est invisible dans le rapport). Il existe en effet un autre Commissariat Général, celui au Développement Durable (CGDD), créé en 2008 pour déployer la stratégie nationale de développement durable de la France et organiser l’activité interministérielle correspondante. Le CGDD fut la cheville ouvrière du Grenelle de l’environnement. La préoccupation du développement durable est à notre époque ce que fut, pour l’après-guerre, la volonté de rattrapage productif sur les Etats-Unis qui animait les pionniers de la planification : envisager un rapprochement des deux Commissariats n’aurait pas été absurde, de manière à disposer d’une « administration de mission » disposant des capacités adéquates. Elle aurait pu ainsi utilement contribuer à « déminer » la question de l’écotaxe.

La question est d’ailleurs en filigrane dans plusieurs contributions suscitées par l’exercice « Quelle France dans dix ans » : certains sénateurs, par exemple, ont souhaité une prise en compte plus franche du développement durable. Le thème n’est bien sûr pas absent des textes produits par le CGSP. Celui-ci a d’abord émis une note d’introduction au séminaire gouvernemental du 19 août 2013, qui a lancé l’exercice, puis, en septembre, cinq notes problématiques ciblant les enjeux : le modèle productif ; le modèle social ; le modèle républicain ; la soutenabilité du modèle de croissance ; le projet pour l’Europe. Sans être exhaustifs, ce sont des textes ouverts, qui énoncent bien les termes de certaines questions-clefs. Pour sa part, le Groupe Alpha a déjà participé à la réflexion prospective sur le modèle productif, en menant, dans le cadre d’une commande du Ministère du Redressement Productif sur « les relocalisations d’activités industrielles en France », un travail d’exploration prospective des facteurs susceptibles d’influer, dans les dix ans qui viennent, sur la qualité et la durabilité de l’appariement entre entreprises et territoires.

Une clause de la note d’introduction du CGSP mérite attention : « Même si certaines orientations ont inévitablement un caractère politique, une stratégie à dix ans ne doit pas être celle d’une mandature, et la réalisation de ses objectifs ne doit pas reposer sur l’hypothèse que la majorité en place sera reconduite ». Deux quinquennats contigus offriraient à l’action politique un horizon plus propice au déploiement de son impact structurel. Mais, le dernier mot restant aux électeurs, il s’agit d’identifier les axes d’action susceptibles de « transcender », en la respectant, l’alternance politique. Sans épuiser le sujet, suggérons trois axes:

– Les ressorts du développement durable, bien sûr, et ses objectifs d’étape, puisqu’il engage à long terme le devenir de biens communs à l’humanité.

– Le devenir de la sphère publique, dans un contexte modifié par la transcription en droit français, via la loi organique du 17 décembre 2012, de la « règle d’or » européenne, censée obliger les gouvernements successifs pour assurer le respect de l’équilibre à moyen terme des finances publiques. Cette règle fait du solde structurel des finances publiques (évalué hors impact de la conjoncture) un indicateur central. Cet indicateur est particulièrement fragile lorsque les perspectives de croissance potentielle sont très incertaines et que la fourchette envisageable, entre la croissance zéro (voire moins) et le retour à un rythme de 2 à 2,5% l’an, s’élargit. Le législateur français en est d’ailleurs conscient, au vu des attendus de la loi organique qui énoncent les modalités de prise en compte des révisions de la croissance potentielle. Le CGSP peut renouer à cet égard avec le rôle de « réducteur d’incertitudes » conféré au Plan par un de ses grands commissaires, Pierre Massé. Mais l’interrogation, assez classique, sur la croissance potentielle envisageable doit être renouvelée par l’interaction avec la prospective du développement durable.

– Les engagements autonomes que nouent les acteurs sociaux entre eux, dans le cadre des négociations qu’ils mènent à différents niveaux. Dans ce domaine, le CGSP peut jouer un rôle utile de mise en cohérence des agendas sociaux et politiques, en présentant sa vision des contraintes qui s’imposent à ces agendas comme des degrés de liberté qu’ils offrent.


Jacky Fayolle