Des relations professionnelles sous tension

Le colloque organisé par la DARES (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère du Travail) le 9 décembre 2014 a permis de faire état des résultats de la dernière édition de l’enquête REPONSE (2010-2011), véritable photographie de la situation sociale des entreprises. Menée tous les six ans depuis 1992, l’enquête REPONSE constitue un outil irremplaçable d’évaluation du fonctionnement du système de relations professionnelles. Réalisée dans 4 000 établissements d’au moins 11 salariés, elle permet de croiser les points de vue des acteurs en interrogeant à la fois un représentant de la direction, un représentant du personnel et un échantillon de salariés. Nous avons retenu quelques points saillants parmi les très riches travaux présentés à l’occasion de ce colloque.

Trop ou pas assez d’Institutions Représentatives du Personnel ?

Lors de la table ronde finale du colloque, Yves Struillou, Directeur Général du Travail, a souligné la temporalité contradictoire entre le politique, qui appelle des actions immédiates, et les études, qui s’inscrivent dans la longue durée. Certes, le temps du politique et celui des études ne sont pas toujours conciliables. Le premier gagnerait toutefois à s’inspirer des mises en perspectives du second pour sortir du « stroboscope législatif », concept créé il y a dix ans par Emmanuel Dockès pour dénoncer la méthode de « convulsion législative » qui par la multiplication de textes parcellaires à un rythme effréné réussit à détruire ou/et compliquer des pans entiers du droit du travail.

Concernant les relations professionnelles, alors que la fusion des instances, comprenez la disparition des délégués du personnel et du Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail (CHSCT) au profit d’un unique Conseil d’entreprise, est sur le point d’être actée dans la négociation interprofessionnelle, les résultats de la dernière enquête REPONSE nous apprennent que plus de 40% des établissements ne respectent pas leurs obligations en matière de représentation du personnel. Dans 4 établissements sur 10, il n’y a pas d’Institution Représentatives du Personnel (IRP). Ce non-respect des IRP se retrouve principalement dans les petits établissements (moins de 50 salariés) et dans le secteur de la construction ; les directions l’expliquant par l’absence de demande des salariés ou la carence de candidatures et par le fait que les IRP ne seraient pas nécessaires jugeant les relations informelles suffisantes.

La présence de Comités d’entreprise et de délégués syndicaux (DS) baisse entre 2005 et 2011, pour des raisons liées d’une part à l’évolution du système productif (centralisation accrue des CE ou baisse de l’industrie, secteur historiquement fortement doté en IRP) et d’autre part à l’évolution du droit social (premiers effets de la loi de 2008 sur la représentativité syndicale qui réduit le nombre d’organisations syndicales représentatives dans les établissements ou moins d’incitations contraignantes à la négociation sur la période 2005-2011 par rapport à la période 1999-2005). En effet, les implantations nouvelles réalisées dans la période 1999-2005 nécessitées par la négociation liée à la mise en place des 35h ne se sont pas pérennisées.

On compte 600 000 élus & mandatés, soit 6% des salariés. Sans surprise, ils sont en moyenne plus souvent syndiqués que les autres salariés, mais aussi plus âgés, ayant plus d’ancienneté et relevant plus des catégories ouvriers et ETAM (employés, techniciens et agents de maîtrise). Les représentants du personnel syndiqués mobilisent en moyenne plus de ressources (heures de délégation par exemple) que les élus sur des listes non syndicales et ont des pratiques plus diversifiées (tournée des bureaux ou ateliers, diffusion de tract, consultation juridique, etc.).

Le recours à l’expertise, que le patronat cherche à limiter dans le cadre de la négociation interprofessionnelle en cours, n’est pourtant utilisé qu’avec parcimonie puisque seuls 34% des représentants du personnel l’utilisent. Enfin, seuls 38% des élus ont bénéficié d’une formation, thème également au menu de la négociation. [Tous les résultats sont issus de la présentation de Mathilde Pak et Maria-Theresa Pignoni].

Alors, trop ou pas assez d’IRP ? Trop ou pas assez de moyens dédiés aux IRP ? Entre les arguments déployés par le MEDEF pour justifier un recul des droits des IRP et la réalité photographiée par l’enquête REPONSE, la marge est sensible. D’autant plus qu’entre le dialogue social prôné au sommet et les pratiques de certains employeurs à l’égard du fait syndical, il existe également une dissonance, qui pourrait expliquer la carence de candidatures pour les IRP.

La discrimination syndicale n’est pas sans conséquence

Jérôme Bourdieu et Thomas Bréda ont présenté leurs travaux sur la discrimination syndicale, qui font état de très forts écarts de salaire pour les délégués syndicaux qui, à diplôme, âge, ancienneté et sexe égaux, sont payés environ 10% de moins que leurs collègues. Bourdieu et Bréda mettent en évidence les variations entre représentants du personnel selon qu’ils soient syndiqués ou non, en défaveur des premiers.

Certaines situations se révèlent particulièrement propices à la discrimination syndicale. Il existe un rapport entre négociation salariale, conflit et discrimination : l’écart de salaire entre les représentants du personnel et les autres salariés est encore plus significatif dans les établissements ayant connu un conflit ou une grève, et ce d’autant plus si le conflit a été suivi par les salariés et qu’ils l’ont perdu. Par ailleurs, si on ne constate pas de pénalité salariale en cas d’absence de négociation salariale, la pénalité est de 5% à 15% en cas de négociation suivie d’un accord et s’élève de 10% à 30% en cas de négociation suivie d’un désaccord ou d’un accord partiel. Drôle d’encouragement à la négociation !

Les moins bons salaires ne sont qu’un indice parmi d’autres des différences de traitement de la part des employeurs dont font les frais certains représentants du personnel (risque de licenciement élevé, peu de chances de promotion, effet négatif du mandat sur la carrière, moins bonnes conditions de travail). On constate également le recours massif aux ruptures conventionnelles parmi les représentants du personnel : 44% des départs, hors départs volontaires et retraites, contre 28% pour les autres salariés. Le taux de licenciement est lui comparable entre ces salariés dits « protégés » et les autres salariés.

Cette discrimination n’est évidemment pas sans conséquence sur la participation des salariés aux IRP et sur la tonalité du « dialogue social » en général. Cela pose en effet la question de l’effectivité de la liberté syndicale et des droits syndicaux. Bien qu’ils soient proclamés dans notre Constitution, leurs garanties d’exercice sont-elles suffisantes et efficaces ? Les moyens de l’action syndicale sont-ils vraiment disponibles ? Pour travailler ces questions, on pourra se reporter utilement au premier rapport publié en novembre 2014 par l’Observatoire de la discrimination et de la répression syndicales, observatoire rassemblant chercheurs et syndicalistes et mis en place par la Fondation Copernic, la CFTC, la CGT, FO, la FSU et Solidaires, ainsi que le Syndicat des Avocats de France et le Syndicat de la Magistrature.

(Dés)ajustement des relations professionnelles à l’organisation productive

Plusieurs études présentées lors du colloque de la DARES s’intéressent aux liens entre stratégies économiques des entreprises, évolution du système productif et relations professionnelles.

Arrêtons-nous sur le travail présenté par l’équipe du Centre d’économie de la Sorbonne sur les relations de sous-traitance et de travail. Celle-ci a étudié les conséquences des rapports de force entre preneurs d’ordre et donneurs d’ordre sur trois dimensions de la relation de travail : les rémunérations, le contrôle du travail et l’organisation de la production, les relations professionnelles. L’analyse montre l’importance de la position des établissements dans les relations de sous-traitance : plus ou moins grande capacité à répercuter sur l’extérieur les contraintes subies pour les donneurs d’ordre ; plus ou moins grande dépendance aux injonctions extérieures pour les preneurs d’ordre. Celle-ci a un impact sur les salaires (écart significatif de 10% à 12%, toutes choses égales par ailleurs) et sur l’organisation du travail (plus de travail prescrit et de contrôle horizontal et/ou externe chez les preneurs d’ordre ; plus d’autonomie et contrôle hiérarchique classique pour les donneurs d’ordre).

Concernant les relations professionnelles, les IRP sont plus présentes chez les donneurs d’ordre que chez les preneurs d’ordre (70% des établissements de plus de 11 salariés ont au moins une IRP chez les donneurs d’ordre contre 52% pour les preneurs d’ordre).

Ces différents éléments militent, comme le soulignent les auteurs, pour l’invention d’un lieu de droit permettant aux salariés des preneurs d’ordre d’être représentés auprès des directions des donneurs d’ordre dont les décisions ont un impact important sur leurs conditions d’emploi et de travail. Pour cela, il faudrait pouvoir reconstituer les unités productives d’un point de vue légal afin que les contre-pouvoirs s’exercent à l’endroit où les décisions se prennent. Les statisticiens de l’INSEE ont travaillé à leur façon sur cette question en considérant l’entreprise selon son unité économique et non légale pour analyser le tissu productif français (cf. Béguin JM., Hecquel V., Lemasson J. (2012), « Un tissu productif plus concentré qu’il ne semblait. Nouvelle définition et nouvelles catégories d’entreprises », INSEE Première, n°1399).

Négociation et conflit vont de pair

En guise de conclusion, il n’est pas inutile de faire état du lien évident entre négociation et conflit mis à jour par Jérôme Pelisse et Etienne Pénissat, qui ébranlent les présupposés traditionnels opposant dialogue social et conflictualité. Ils montrent que c’est dans les établissements où l’on négocie qu’il y a des conflits et inversement. Le conflit constitue parfois une condition préalable à la négociation. Cela peut être aussi la négociation qui entraîne des conflits, par exemple dans le cas des Négociations Annuelles Obligatoires qui s’accompagnent parfois tous les ans de mobilisation.

Le mot de la fin fut prononcé par Antoine Lyon-Caen, professeur de Droit, revenant sur les débats récurrents au fil de la journée autour de la sémantique « dialogue social » : « Ce sont des mots qui sont utilisés lorsqu’on veut parler pour ne pas dire » !

 



Claire Blondet