Le dialogue social français à la croisée des chemins

Les lois de 1950 sur les conventions collectives et les lois Auroux de 1982 ont été une première pierre de la négociation décentralisée. Elles ont permis de structurer le système de négociation collective et de hiérarchiser les différents niveaux sur la base d’un système pyramidal (interprofessionnel > branche > entreprise). Ce système fait face à des difficultés. De nombreuses propositions, de nature différente, sont faites pour les surmonter.

Lois Auroux : la reconnaissance de salariés citoyens

  Au cours du colloque, Jean Auroux, ancien Ministre du Travail du gouvernement Mauroy, après 23 années de gouvernements conservateurs, a rappelé que les lois votées en 1982 se voulaient, à l’époque, une démarche démocratique globale permettant de donner davantage de droits aux travailleurs en partageant plus équitablement l’avoir, le savoir et le pouvoir, sans pour autant parler de cogestion ou de codétermination. On en est d’ailleurs encore loin aujourd’hui, même avec l’introduction récente des administrateurs salariés ou l’information-consultation sur les orientations stratégiques.

Les lois Auroux s’articulaient autour de quatre grands axes :

• La constitution d’une collectivité de travail permettant d’échanger sur le projet économique et social de l’entreprise : avec le choix majeur du Comité d’entreprise (CE) comme expression de cette collectivité ;

• Le renforcement des droits individuels des salariés avec la création du droit de retrait (en cas de situation de danger grave et imminent) et du droit d’expression des salariés sur leurs conditions de travail ;

• Le renforcement des droits collectifs, dont l’emblème fut la réunion de service ou d’atelier, vite oubliée dans les faits, mais que l’extension des attributions des CE allait matérialiser avec succès ;

• Le développement de la contractualisation à tous les niveaux : dans l’entreprise avec la création des négociations annuelles obligatoires sur les salaires, la durée et l’organisation du travail, mais également au niveau des branches et interprofessionnel.

Pour que ces droits ne restent pas formels, la Loi instituait des moyens additionnels pour l’exercice de la représentation collective des salariés : création des budgets de fonctionnement des CE, extension remarquable des possibilités de recours à l’expertise pour les CE. Alors que l’adoption des lois Auroux en 1982 a marqué une rupture historique dans les relations sociales en France aussi bien en termes de contenu que de méthode, avec une grande volonté de concertation sociale, on peut se demander dans quel état est aujourd’hui le dialogue social en France. C’est notamment à cette question que tente de répondre une enquête à laquelle s’est associé le Groupe Alpha, réalisée auprès de 1 000 secrétaires de CE concernant leur vision sur le dialogue social (résultats complets ici) et présentée au cours du colloque.  

Le dialogue social vu de l’intérieur

Les résultats de l’enquête mettent en évidence la crise du modèle social français en général et du dialogue social en particulier. Ceci est illustré par le fait que 47,0% des secrétaires de CE trouvent que celui-ci contribue peu à la lutte contre les inégalités homme / femme dans les entreprises (45,8%), et apporte peu à la qualification et la formation professionnelle des salariés (40,7%). Ce sentiment est encore plus important concernant les questions économiques. Ainsi, les secrétaires de CE jugent insuffisantes la participation des représentants des salariés aux décisions stratégiques de l’entreprise (53,6%), et doutent de la contribution du dialogue social à l’amélioration de la compétitivité française (47,3%). Ceci est encore mis en avant par les secrétaires de CE malgré la Loi de Sécurisation de l’Emploi, votée en 2013 et introduisant un administrateur-salarié, l’obligation de mettre en place une base de données économiques et sociales (BDES) et de procéder à une information-consultation sur les orientations stratégiques et les conséquences sociales (ICOS). Ce résultat d’enquête est peu étonnant et à mettre en lien avec un précédent billet rédigé en mai 2015 où nous mettions en évidence le retard pris par les entreprises dans la mise en œuvre de la BDES et de l’ICOS.

Quant à la volonté d’améliorer la participation des représentants des salariés sur la question de la compétitivité des entreprises, elle a été à l’origine de la mise en œuvre du Crédit Impôt Compétitivité Emploi (CICE) en 2013 avec l’obligation d’information-consultation du CE sur l’utilisation du CICE ; ceci devant permettre de limiter le coût du travail. Or, d’après les retours d’expérience de nos experts, les attentes des élus étaient fortes sur les possibilités d’échanges sur les leviers de compétitivité en général et plus spécifiquement concernant le CICE. Ces attentes semblent pour le moment avoir été déçues (deux précédents billets font un point sur ce dispositif : ici et ici).

Sur l’efficacité du dialogue social, les résultats de l’enquête menée auprès des secrétaires de CE sont contrastés. Ils dépendent du niveau de négociation. Au niveau national, le dialogue social est jugé peu efficace notamment sur la problématique des créations d’emplois (77,7%), de l’amélioration du pouvoir d’achat (74,0%). Par contre, les résultats sont plus positifs au niveau de l’entreprise : 72,1% des secrétaires de CE estiment que le dialogue social avec la direction est satisfaisant. C’est à ce niveau que se concentrent les réflexions et les propositions visant à renforcer la négociation collective, mais elles divergent sur l’articulation avec le niveau national et la place de la loi.

Quelles évolutions en matière de dialogue social ?

Le rapport Combrexelle présenté en septembre dernier, suggère de donner davantage de poids à la négociation en entreprise, notamment sur les quatre « piliers » que sont les conditions de travail, le temps de travail, l’emploi et les salaires. À la suite de ce rapport, une Commission, présidée par Robert Badinter, a été missionnée pour préparer une réforme du droit du travail. La Commission Badinter a notamment pour objectif de « définir les principes ayant vocation à constituer le socle de l’ordre public du nouveau code du travail ». Les limites de la future réforme ont été fixées par le président de la République dans son discours d’ouverture de la Conférence sociale du 19 octobre 2015 : « Il ne s’agit évidemment pas de toucher aux principes du Code du travail, qui demeureront, comme la durée légale de travail, le Smic, le contrat de travail ».

Lors du colloque du 22 octobre au Conseil Economique Social et Environnemental, Pierre Ferracci a affirmé que l’ordre public social devait être déterminé par le pouvoir politique, sinon les partenaires sociaux seraient devant des choix cornéliens. Raymond Soubie partage ces préoccupations : selon lui, tout renvoyer à la négociation collective, notamment les normes essentielles du droit, est contre nature. Il n’existe pas de démocratie sociale supérieure à la loi. Il a souligné que les responsables politiques avaient trop souvent une approche opportuniste de la négociation collective. Le fait de renvoyer un sujet avec un discours aux partenaires sociaux est une méthode pour partie excellente, mais elle consiste aussi à se défausser sur les partenaires sociaux de missions régaliennes de l’Etat.

 La réforme du droit du travail interviendra dans un contexte d’évolution du dialogue social, avec l’adoption récente des lois « Rebsamen » et « Macron ». La philosophie qui sous-tend ces lois consiste à ouvrir ou élargir des espaces de dialogue et d’initiative dans le débat social et économique. Il s’agit d’un pari sur la négociation décentralisée dans l’entreprise et dans les branches. S’y ajoute une volonté de simplification, et de maîtrise des coûts et délais des différentes procédures consultatives. Pour l’instant, il est difficile de dire quel sera le véritable impact de ces nouvelles lois et si elles permettront réellement d’améliorer la qualité du dialogue social (des fiches d’analyse de ces deux lois sont disponibles ici).

Au-delà de ces évolutions, le colloque du 22 octobre a été l’occasion de revenir sur la place et le rôle de la négociation collective. Pierre Ferracci a indiqué qu’il n’était pas nécessaire de réduire le droit du travail et d’inverser la hiérarchie des normes pour développer la négociation d’entreprise. Il a estimé que le renforcement de la négociation d’entreprise passait aussi par l’association des représentants syndicaux à la réflexion sur la stratégie d’entreprise, puis regretté que la loi Rebsamen n’instaure une consultation qu’une fois que tout est défini, et non au moment de la prise de décision.

La négociation pourrait être améliorée dans les petites entreprises. Guillaume Duval a ainsi rappelé qu’en Allemagne, la représentation du personnel devait être mise en place à partir de cinq salariés. Une représentation dès le premier salarié permettrait ainsi d’éviter les effets de seuil.

Selon Pierre Ferracci, les petites entreprises, généralement démunies de dialogue social gagneraient à être structurées par un dialogue social de branche, mais cela doit se faire en réduisant le nombre de branches (de 700 à 100). Le rapport Quinqueton, remis le 17 décembre à la ministre du Travail, fait des propositions pour y parvenir.


Florine Martin