L’introuvable croissance digitale

Le Digital : un potentiel d’innovations spectaculaire, et multiforme

Incontestablement, les technologies du numérique ouvrent la voie à des innovations spectaculaires, portant sur la qualité et le coût des intermédiations. Ces ruptures sont fondées conjointement sur :

– la géolocalisation et l’instantanéité des intermédiations : gain d’efficacité ;

– une diminution drastique des coûts d’intermédiation, et de partage et traitement de l’information : gain de coût marginal ;

– l’automatisation des appariements : gain d’universalité ; dépassement des limites d’information initiales ; personnalisation grandement facilitée.

Autrement dit, le Digital repousse les limites de la société de l’information, laquelle reposait sur une identification préalable des acteurs appelés à entrer en contact et en relations commerciales, ou aptes à diffuser des savoirs. Qui plus est, l’ensemble de ces processus se réalise automatiquement et instantanément. Appréhendé globalement, le digital propose donc une refonte totale des interactions commerciales et de l’organisation des prises d’information.

Avec un tel bouquet d’avantages, pourquoi ne retrouve-t-on pas cet effet d’ensemble dans la croissance des économies (nouvelle version du paradoxe de Solow) ?

Du bénéfice privé à la manne commune : les enseignements du compromis fordiste

De même que le Digital repose sur une refonte totale des interactions commerciales et informationnelles, le compromis fordiste reposait, lui, sur une refonte totale des organisations de production. Par quelles voies cette refonte a-t-elle créé de la valeur, pour l’ensemble de l’économie ? Qu’est-ce qui a fait qu’une rupture technologique a pu aller plus loin qu’un simple déplacement de parts de marchés entre concurrents ? Et bénéficier non seulement à ses pratiquants, mais à l’ensemble de l’économie et de la société ?

Le compromis fordiste : Quatre piliers pour une seule et même révolution

Le compromis fordiste reposait sur quatre piliers, dont la trace est inégalement conservée dans la conscience collective.

Le premier est le plus commenté : il s’agit de l’organisation rationnelle de la production. Elle a débouché sur des gains de productivité impressionnants, pouvant aller jusqu’à une division des coûts par plus de 3. Mais son effet, la baisse des coûts de production, n’aurait permis à lui seul qu’une meilleure rémunération du capital, ou un accaparement du marché par les producteurs les plus avancés dans cette technologie.

Le deuxième pilier doit donc être souligné à part égale : il s’agit de la forte revalorisation des salaires ouvriers. Ce nouveau partage de la valeur ajoutée, permis par les gains de productivité, a en retour assuré un élargissement des marchés solvables (le fameux adage : « un ouvrier doit pouvoir se payer la voiture qu’il fabrique »).

Le troisième pilier était d’ordre marketing, ou commercial : le compromis fordiste s’est accompagné durablement et constamment d’un flux d’invention de produits de série, économiquement accessibles (la si fameuse FORD T n’était pas une voiture de luxe !). Les nouvelles technologies de production n’ont pas seulement abaissé le coût des produits existants, chers et ne constituant alors qu’une niche de marché. Sans quoi, elles n’auraient rendu du pouvoir d’achat qu’à une couche riche, mais marginale, de la société.

Enfin, il existe un dernier pilier, souvent oublié : la bascule dans une société des loisirs et du temps libre. Nourri d’initiatives privées (la réduction du temps de travail contre l’intensification des cadences) ou d’une régulation publique (la création ou l’extension des congés payés, comme en France sous le Front Populaire), ce mouvement a assuré au compromis fordiste une protection partielle contre les risques de chômage généralisé, et une extension des marchés par la plus grande disponibilité de consommateurs solvables.

En résumé : baisse des coûts marginaux et complets ; partage de la valeur ajoutée entre producteurs ; élargissement du marché par l’innovation produits ; et extension de la société des loisirs.

Existe-t-il à ce jour un compromis Digital ?

Apprécié à l’aune de ces quatre piliers, comment peut-on qualifier l’essor et les promesses des technologies digitales ?

La baisse des coûts marginaux paraît aussi forte que dans la rupture fordiste. Par contre il n’est pas encore certain que le même raisonnement tienne, en coûts complets. Les coûts d’investissement paraissent beaucoup plus lourds et aléatoires que lors de l’adoption de l’organisation rationnelle de la production.

Le caractère grandement monopolistique de l’économie digitale reflète cela : les coûts de développement y sont très élevés, et se renouvellent dans le temps (coûts de mise à jour de la technologie). Les pertes rémanentes de certaines start-up alimentent le doute sur la capacité du Digital à amortir rapidement ses investissements, et donc à pouvoir « rendre » ainsi du pouvoir d’achat à ses clients.

Concernant le nouveau partage de la valeur ajoutée, le modèle reste à ce stade illisible. C’est plutôt à un accaparement de valeur, dans une économie de prédation à caractère monopolistique, que l’on assiste apparemment.

Le modèle de l’économie digitale repose volontiers sur une suppression de maillons de la chaîne de « production » d’interactions, porteuse en soi d’un effet dépressif immédiat. Une large part de l’économie digitale (le fameux UBER) repose aussi sur un abaissement des rémunérations des travailleurs rendant le service proposé, dans une logique de dumping social et de marchandisation du travail (consommation « à la demande », rémunération « au coût marginal »). Enfin, certains pans de l’économie digitale s’émancipent de la rémunération du coût de remplacement du capital : dans la location de logements par exemple.

Dès lors, comment l’économie digitale peut-elle être un moteur de croissance universelle, si elle repose sur une sous-rémunération de ses différents facteurs de production ?

Au moment même où l’économie digitale décolle, les données concernant les classes moyennes, à même de consommer massivement ses propositions de valeur, s’orientent à la baisse dans les pays développés comme dans bien des pays émergents : perte de pouvoir d’achat, remise en cause des perspectives d’emploi, etc. Il y a là une contradiction que l’économie digitale ne sait pas encore traiter. Proposer de nouvelles dépenses, même peu chères, à une population privée de gains de pouvoir d’achat, risque d’épuiser rapidement ses effets.

Pour l’innovation sur les produits et services, l’économie digitale paraît bien placée : elle repose sur un fourmillement de propositions nouvelles, à prix marginal faible.

Toutefois, apporter un service nouveau n’enrichit le consommateur que s’il coûtait cher au préalable, et s’il était assez indispensable et fréquent, pour engendrer des dépenses significatives. Or les intermédiations à fort coût, et forte valeur ajoutée, ne sont pas si nombreuses dans nos sociétés. Quant aux connexions fréquentes, mais déjà à très bas prix, leur optimisation a peu de chances d’enrichir vraiment l’ensemble de la société.

Enfin, le quatrième pilier suppose la bascule dans une dimension de temps libéré. A la fois pour amortir le choc de chômage que l’on peut craindre, et pour accroître la disponibilité des consommateurs et des offreurs de connexions. Cette dimension paraît absente des débats actuels.

Un nouveau compromis pour optimiser les apports de l’économie digitale ?

L’économie digitale a peu de chance de trouver sa voie en empruntant une logique de services à bas coûts, portés par une économie de production sous-rémunérée, et reposant sur des services additionnels limités à un confort de vie marginal. Le potentiel de l‘économie digitale est réel, mais ne se réalisera aucunement de façon spontanée. Or, d’autres voies s’ouvrent pour optimiser son apport sociétal, et surtout son effet d’entraînement sur l’économie.

La première consiste à réguler de manière à la fois souple (pour permettre l’innovation de service) et ferme les émergences de l’économie digitale, avec une ligne de conduite claire : pas de modèle économique fondé sur la marchandisation du travail, l’évasion fiscale ou sociale, ou encore la non rémunération du capital utilisé.

La seconde, plus positive, consiste à explorer systématiquement les combinaisons permises par la digital, entre comportements individuels et enjeux sociétaux.

Une voie consiste à mobiliser les technologies du digital et de la réalité augmentée, au service des comportements collectifs : économie circulaire, économie sociale et solidaire, santé et hygiène de vie. L’efficacité y repose sur la conjonction d’un outil (le vecteur digital) et d’un accompagnement / incitation à son usage, par des acteurs associatifs ou coopératifs. C’est là une forte réorientation culturelle pour des sociétés structurées par une individualisation néolibérale depuis un bon tiers de siècle…

S’appuyer sur un tissu revivifié et encouragé d’associations et d’initiatives collectives, justifierait de réfléchir à nouveau aux formes de partage du temps de travail, et de statut de l’actif, venant relayer la seule dualité « salariat à temps plein – inactivité forcée ».

Enfin, sur le point essentiel de l’automatisation accrue du travail, appliquée cette fois aux tâches intellectuelles routinières, et aux fonctions de programmation et d’interconnexion, l’optimisation d’un compromis supposerait sur un mouvement de relocalisation partielle de productions, de plus en plus personnalisées, et réalisées à la demande et non plus en grande série. Les technologies de l’usine du futur, et de la fabrication additive (impression 3D), ouvrent des perspectives en la matière, qui méritent d’être prises au sérieux.


Alain Petitjean