La théorie du ruissellement invalidée par les nouvelles tendances de l’économie

Ruissellement, ou accaparement ?

La théorie du ruissellement, popularisée dans les années 1980 dans la pensée économique (et surtout politique) d’obédience libérale a toujours été très controversée. Elle est notamment contestée par de nombreux économistes qui avancent au contraire que les inégalités, du moins au-delà d’un certain coefficient, se révèlent contreproductives à la croissance économique et au bien-être général. Ainsi, plusieurs études empiriques du FMI ou de l’OCDE soulignent un lien négatif entre inégalités et croissance. Par exemple, une étude du FMI de 2005 montre à partir de données portant sur plus de 150 pays (et sur une trentaine d’années) qu’un accroissement de 1% de la part de revenu (annuelle) détenue par le « top 20 % » réduit le PIB de près de 0,1% tandis que l’accroissement d’1% de la part touchée par le dernier quintile (les 20 % les plus pauvres) est associée à une augmentation de près de 0,4% du PIB. Autrement dit, au-delà de la dimension morale, l’inégalité devient rapidement un facteur de limitation de l’économie et d’entrave de la société. Dans une optique keynésienne, cela peut notamment venir du fait que la propension marginale à consommer des plus riches est inférieure à celles des moins riches (en d’autres termes, les « plus riches » consacrent proportionnellement moins à la consommation le revenu supplémentaire dont ils peuvent bénéficier  que « les moins riches »), ce qui joue négativement sur la demande globale.

Quoi qu’il en soit, il nous paraît possible d’identifier, au sein de la société contemporaine, et parmi les formes économiques qui y prospèrent, de sérieux indices qui démentent ou dévitalisent la théorie du ruissellement. Les mécanismes de transmission de la richesse, des riches vers les autres classes sociales, paraissent sérieusement grippés, voire dévoyés, par un faisceau concordant d’évolutions récentes. A contrario et de façon grandissante, c’est à l’expansion d’une économie de l’accaparement que l’on assiste.

Les voies poreuses du ruissellement

La théorie du ruissellement suppose trois conditions majeures à sa réalisation effective.

Premièrement, que la dépense des riches redistribue, sous forme d’achats de marchandises, de biens ou de services, une partie essentielle de son surplus. Cette consommation soutiendra en retour l’enrichissement ou la subsistance d’une partie de la population, qui en trouvera ses revenus accrus d’autant.

Deuxièmement, que l’impôt vienne assurer son rôle redistributeur, par des prestations directes ou indirectes, en faveur des plus déshérités de la population. Avant que ce rôle distributeur ne devienne l’apanage de l’Etat,  cette même redistribution partielle de la richesse s’opérait par diverses formes de charité et d’aumône, encouragées par les règles sociales comme par toutes les religions.

Troisièmement, qu’une part de la richesse accumulée se tourne vers d’autres investissements, lesquels contribueront à créer d’autres nouveaux foyers de richesse.

Un examen des tendances sociétales contemporaines met en doute ces trois effluents naturels de la théorie du ruissellement. Force est en effet de constater :

– qu’une part croissante de la richesse accumulée sur un territoire, est dépensée sur d’autres territoires (où elle ruisselle, certes, mais pas au bénéfice de la même société qui l’a vu naître et s’accumuler). C’est là le produit conjoint de la mondialisation des marchés de biens, de l’expansion du tourisme, et du tropisme constant à l’entre-soi des riches. L’Occident en a profité fortement au temps de l’économie coloniale. Il en est aujourd’hui dépossédé partiellement, à l’exception notable de ses zones touristiques.

– que la propension galopante à l’évasion fiscale, démontrée récemment par les Panama Papers, atteste d’un fort tarissement du ruissellement par la voie de la redistribution d’Etat. La concurrence entre systèmes fiscaux entraîne un abaissement régulier des barrières fiscales, pour ceux qui peuvent faire levier de leur mobilité.

– enfin, que le réinvestissement est de moins en moins local, et donc ne profite pas aux mêmes  zones ayant vu la naissance des fortunes ainsi considérées. Ni sur une base sectorielle, ni sur une base géographique, on ne trouve de règle poussant au réinvestissement local.

Les voies royales de l’accaparement

Si les tuyaux du ruissellement paraissent de plus en plus fréquemment percés, les voies de l’accaparement semblent au contraire s’élargir, dans l’économie contemporaine. Les secteurs où naissent de nouveaux monopoles mondiaux, extraterritoriaux du fait des caractéristiques de l’économie numérique, n’ont cessé d’accroître leur emprise durant ces deux dernières décennies. Extraction de valeur, et évasion fiscale, fondent le fonctionnement d’une économie décorrélée des logiques d’échange locales. L’expression « Winner takes it all » résume bien cette logique d’accaparement, à l’échelle planétaire. Les travaux de Thomas Piketty et des chercheurs participant à la World Wealth and Income Database ont par exemple bien mis en évidence la remontée quasi-généralisée des inégalités, assez contenue pour une majorité de pays d’Europe de l’Ouest, et bien plus importante pour les pays anglo-saxons (voir par exemple ce billet de blog du CEP). Pour la France, ces travaux soulignent que le top 1% des revenus touche près de 9% des revenus dans les années 2010. La France n’est pas le pays le plus inégalitaire.

La mondialisation a permis la mise en concurrence des droits et régimes fiscaux et sociaux de l’ensemble des pays de la planète. Elle a rompu ou allongé les chaînes de valeur, multipliant les points d’opacité et de non-contrôle. Evasion fiscale, délocalisation des véritables résultats de l’entreprise, dissimulation de ses véritables bénéficiaires : les montages juridiques de maints grands groupes ont largement dépassé les frontières de l’optimisation, pour confiner au hold-up social.

Conclusion : Les voies de la raison ?

Si les tendances sociétales et technologiques convergent pour développer une économie de l’accaparement, la messe n’est pas pour autant dite. A condition d’en prendre la mesure, il est possible de réactiver fermement les instruments de régulation. Règles d’imposition, traçabilité des mouvements de capitaux, engagements de réciprocité, peuvent et doivent faire leur réapparition dans les traités de libre-échange.

Une autre voie repose dans les engagements de responsabilité sociale et environnementale, qui peuvent devenir des labels discriminants, tant sur les marchés de biens et services, que dans l’allocation des capitaux. Une finance vertueuse, en quelque sorte, peut naître de l’engagement collectif à corriger les abus de position dominante, et le dévoiement des idéaux d’égalité, qui façonnent les sociétés humaines au moins autant que la recherche du profit.

Alain Petitjean