La productivité, vue du travail

La productivité introuvable, un débat toujours ouvert

Le constat du ralentissement historique des gains de productivité fait consensus au sein des chercheurs. Depuis quelques années, les productivités du travail et multifactorielles semblent stagner autour de 1% (graphiques). Les facteurs explicatifs mis en avant sont nombreux : ralentissement de la vitesse de la diffusion de la technologie, notamment entre les firmes et les territoires à la frontière de la productivité et les autres (OCDE, 2015) ; mauvaise allocation du capital humain ; ralentissement structurel des investissements, baisse des taux d’intérêt réels, etc.

La productivité, vue du travail

Néanmoins, le pronostic sur le sentier de croissance que prendra la productivité dans le futur fait débat. Dans la littérature, deux visions s’opposent (voir lettre du CEP n°25). Pour les « techno-pessimistes » le ralentissement de la productivité, comme celui de la croissance (stagnation séculaire) est un phénomène permanent. Selon eux, les innovations qui ont eu lieu dans la première moitié du 20ième siècle (électricité) ont eu un impact beaucoup plus significatif sur les modes de production que celles qui se sont produites depuis (comme les NTIC) (Gordon, 2012, Cowen, 2011). Les futurs progrès techniques ne parviendraient pas à contrebalancer l’effet négatif de facteurs comme le vieillissement de la population, la hausse des inégalités, la mondialisation, la hausse de la consommation et la dette des gouvernements…

Au contraire, les « techno-optimistes », comme Brynjolfsson et McAfee (2011) pensent que le taux de progrès technologique n’a pas ralenti et que la révolution numérique va considérablement bouleverser les modes de production et la structure de l’emploi. Pour eux, l’impact des nouvelles technologies sur la productivité met simplement du temps à se matérialiser. Les gains de productivité pourraient provenir de l’exploitation opérationnelle de la puce 3D (Cette, 2014,2015), ou encore de l’intelligence artificielle (IA) (Aghion et al. 2017). Ils induiraient toutefois une substitution croissante des travailleurs par les machines.

Plusieurs études ont cherché à analyser le lien entre nouvelles technologies (l’informatisation particulièrement) et productivité en se basant sur des données passées. Acemoglu et al. (2014) ont cherché à savoir si les technologies de l’information ont eu tendance à accroître la productivité aux Etats-Unis. Leurs résultats montrent que les entreprises les plus intensives en nouvelles technologies ne sont pas celles qui ont connu les gains de productivité les plus importants. En France, Chevalier et Luciani (2018) mettent en évidence une absence de corrélation entre l’informatisation dans les entreprises qui produisent du capital informatique et gains de productivité. Ce constat peut s’expliquer par les rendements décroissants du capital informatique au fur et à mesure que l’industrie en incorpore davantage.  

Aujourd’hui, à l’heure où se déploie l’intelligence artificielle, nouvelle étape de ces technologies de traitement de l’information, l’interrogation sur le futur de la productivité reste entière. Or, selon l’OCDE, la productivité multifactorielle deviendrait le principal vecteur de la croissance dans les décennies à venir.

La productivité, vue du travail

L’absence de gains massifs de productivité : quelques éclairages sectoriels

Une approche sectorielle souligne tout d’abord qu’une part importante des technologies numériques se déploie dans l’industrie des loisirs : jeux, culture, tourisme. Les progrès dans ces dimensions ne libèrent pas de temps productif, ni ne dégagent  de gains de pouvoir d’achat, mais en consomment… Au contraire, les technologies de l’époque fordiste portaient en priorité sur des besoins vitaux, et libéraient même du temps productif pour les agents économiques (par la baisse des temps de déplacement ou consacrés à leurs tâches domestiques, par exemple).

Par ailleurs, une part des développements technologiques alimente la montée en gamme des secteurs qu’elles investissent, plutôt que leur élargissement. De telles trajectoires ne font que déplacer des parts de marché et du pouvoir d’achat (d’un niveau de gamme à un autre ; ou d’un secteur à un autre). Si elles peuvent enrichir les acteurs développant ces nouvelles offres, elles n’exercent pas d’effet d’entraînement sur la productivité générale de l’économie.

Qui plus est, ces technologies sont souvent chères en investissement initial. Coût du capital inclus, certaines d’entre elles peinent à atteindre leur point mort. L’intensité capitalistique investie dans les licornes et autres start-up américaines aboutit à alimenter des modèles économiques déficitaires : ce qui n’est pas bon pour la productivité globale de l’économie.

Enfin, l’économie des services, qui absorbe une part croissante des progrès technologiques, est bien plus délicate à rentabiliser que la production de biens matériels. On peut être frappé par la difficulté à facturer à leur juste prix certains services : comme la livraison à domicile, ou les frais bancaires unitaires. L’économie des services est hantée par le spectre de la gratuité, phénomène qui ne concerne qu’une part infinitésimale des marchés de biens matériels. 

L’absence de gains massifs de productivité : une approche macroéconomique

Une approche historique nous rappelle que les gains massifs de productivité de la période fordiste avaient reposé sur leur redistribution partielle aux salariés. De fait, il n’y a pas de productivité sans massification des marchés, laquelle suppose un gain de pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires. De ce point de vue, le modèle taylorien d’organisation fonctionnait à plein, en créant une classe productrice alimentant le vaste marché de consommation permettant d’écouler ses productions.

La révolution numérique intervient dans un climat économique radicalement différent. Les politiques de modération salariale pèsent sur les gains de pouvoir d’achat ; la mondialisation et les délocalisations opèrent des transferts de richesses négatifs au détriment des classes moyennes.

Les délocalisations ruinent le modèle de destruction créatrice, parce que la création ne s’y effectue pas là où la destruction s’opère. Le potentiel de consommation qu’elles créent ne va pas aux produits haut de gamme dont elles restructurent la production, mais pour des produits de première nécessité dans les sociétés encore pauvres où les nouvelles productions se redéploient.

L’incapacité des nouvelles technologies à créer leur classe moyenne est une explication à leur impuissance à alimenter un mouvement massif de gains de productivité. La perspective ouverte par l’intelligence artificielle, d’automatiser les métiers de la classe moyenne éduquée elle-même, accentuerait encore plus cette dimension manquante du progrès technologique actuel.

Dans leur étude sur l’informatisation, Chevalier et Luciani (2018), ont montré que les gains de productivité, dans les entreprises peu intensives en capital informatique, s’étaient réalisés au détriment de l’emploi, particulièrement de l’emploi peu qualifié. Ce constat renvoie à la question de la substitution et de la complémentarité entre l’emploi et les nouvelles technologies, notamment l’IA, et ouvre le débat sur la polarisation du marché du travail.

Le problème de l’absence de redistribution des gains de productivité pourrait éventuellement conduire à une rupture plus intense, au niveau de la société. Alors que Bivens et Mishel (2015) constatent un net découplage de la croissance de la productivité et de celle de la rémunération moyenne des salariés d’exécution aux Etats-Unis, l’OCDE envisage une montée des inégalités salariales, en lien avec la hausse de la demande en travail qualifié.

L’absence de gains massifs de productivité : le travail sous le feu de la complexité

L’éclairage le plus fécond pour approfondir la question de l’introuvable productivité provient certainement du vécu des travailleurs mêmes, qui ont à la mettre en œuvre. En questionnant les organisations nouvelles, irriguées par les technologies de communication instantanée et de traitement automatisé de l’information, on s’aperçoit que la réalité du travail vient souvent contredire les promesses de gains de productivité de ces technologies.

Les salariés vivent une hypertrophie de la communication, et des masses d’informations à traiter. Le mail est à cet égard emblématique. Sa promesse était de remplacer le courrier, d’assurer des transmissions instantanées et simultanées entre plusieurs interlocuteurs. En réalité il est vecteur d’une surabondance d’échanges, certains paralysant les processus plus qu’ils ne les accélèrent.

Sur la base du « paradoxe de la productivité » de R. Solow, Rolland et Tran (2007) montrent ainsi que l’usage des mails n’induit pas systématiquement une amélioration de la productivité dans les organisations (allongement du temps de traitement des informations qui se multiplient).

Les salariés éprouvent également la permanence de verrous organisationnels, contrevenant à la fluidité promise par les nouvelles technologies. Les traitements automatisés et décentralisés sont contrebalancés par l’ampleur des reportings ultérieurement demandés par le management. L’outil de traitement sert à accroître la masse d’informations contrôlées, plutôt qu’économiser du temps…

Globalement, les salariés relèvent un accroissement de la complexité et de la diversité des opérations qu’ils effectuent. Les nouvelles technologies alimentent le mouvement vers une économie de la personnalisation et du sur-mesure. En cela, elles contreviennent à une règle de base de la productivité, à savoir la génération massive d’effets d’échelle, et la simplification maximale des opérations. Souvent, les salariés déspécialisés mettent en œuvre toute une variété de process, qu’ils doivent fréquemment réapprendre, parce qu’utilisés rarement.  

Un dernier vécu des salariés porte sur le rythme du travail, et la pénibilité qu’il comporte. Ce vécu interroge la soutenabilité des gains de productivité, dès lors qu’ils s’appliquent à des tâches mentales et relationnelles. L’instantanéité couplée à la prolifération des informations aboutit à une sur-sollicitation de l’attention, encore appelée charge mentale. La concentration de l’intervention humaine sur les seuls points complexes des chaînes de traitement (anomalies, incidents) renforce cette  intensité. Une part du temps devient interactionnel plutôt qu’opérationnel : le temps de travail est un temps morcelé, fractionné, dépendant d’autres acteurs que le travailleur lui-même (Bobillier Chaumon, Eyme, 2011).

Une récente étude de l’ANACT (2017) démontre que l’utilisation des outils numériques n’est pas sans impact sur la santé physique et psychique des salariés, et se traduit par des ressentis négatifs ou des modifications de comportement (fatigue, troubles du sommeil, anxiété, sensation de mal-être, agressivité, etc.). L’étude révèle une corrélation très significative entre l’exposition aux flux de demandes et d’information engendrés par les outils numériques et les facteurs de charge mentale cognitive et psychique (dépassement d’horaires, injonction de réponses immédiates aux flux de demandes, tâches en parallèle, pressions, traitement de plusieurs dossiers, etc.).

Si les technologies de traitement de l’information et de la communication échouent à faire gagner du temps, c’est parce qu’elles dilatent la sphère qui est leur propre matière première : l’information, le message à traiter. Dès lors, faut-il persévérer à rechercher des gains de productivité à travers leur mise en œuvre ? Ne vaut-il mieux pas les orienter vers d’autres fins : personnalisation accrue des produits, des prestations et des services ; enrichissement des échanges humains ; facilitation des décisions : pour optimiser le fonctionnement économique et social, plutôt que de l’accélérer indéfiniment ?


Alain Petitjean, Alice Rustique