En Europe, derrière la polarisation du marché du travail, des trajectoires nationales différentes

Le développement des technologies numériques et les possibilités d’automatisation croissante non seulement de tâches manuelles mais aussi cognitives ont ravivé les débats sur l’avenir du travail. Plusieurs travaux ont cherché à estimer les effets de l’automatisation sur le volume de l’emploi et aboutissent à des résultats différents selon la méthodologie utilisée : une estimation maximale de près d’un emploi sur deux en France en appliquant la méthodologie développée par Frey& Osborne (2013), 15% selon une analyse de France stratégie (2016), moins de 10% selon un rapport du COE (2017). Cependant, au-delà des évolutions à venir du volume global de l’emploi, des interrogations apparaissent également concernant les changements à attendre dans sa structure.

Les évolutions de la structure de l’emploi, tendances et déterminants 

Le phénomène de polarisation de l’emploi (croissance des emplois aux deux extrêmes par rapport à ceux situés au milieu de la distribution des emplois selon la rémunération ou la qualification) a été d’abord identifié aux Etats-Unis, mais la question des tendances et des déterminants des évolutions du marché du travail se pose également en Europe (voir colloque DARES/BIT sur ce thème). Il a été expliqué notamment par l’automatisation des emplois routiniers (dont les tâches manuelles ou cognitives peuvent être exécutées par des robots ou des algorithmes) qui seraient situés principalement dans le milieu de la distribution des revenus. Une analyse qui se distingue de la vision du progrès technologique biaisé qui favoriserait les emplois qualifiés (revalorisation).

Ainsi, un travail récent de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, 2018) qui s’appuie sur les projections du Cedefop (2018) pour le marché du travail en Europe, analyse les évolutions de la structure de l’emploi passées et à l’horizon 2030. Ce travail évoque la mondialisation des chaînes de valeur comme facteur pouvant également contribuer à la polarisation au travers du déplacement de certaines parties des processus de production à l’étranger. En effet, les emplois industriels situés de façon prédominante au milieu de la distribution des rémunérations en Europe sont exposés à la fois à l’éclatement des chaînes de valeur et à l’automatisation.

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Une polarisation de plus en plus présente en Europe

L’analyse identifie plusieurs périodes se caractérisant par des changements différents de la structure de l’emploi. Ainsi, la tendance avant la crise de 2008 est au développement général de l’emploi orienté surtout vers une revalorisation mais comportant également une dimension de polarisation : croissance marquée dans les deux quintiles les plus élevés, croissance plus modérée dans les quintiles suivants et à nouveau une augmentation substantielle de l’emploi dans le quintile le plus bas. Les années de la crise 2008-2010 ont plus fortement contribué à la polarisation de l’emploi avec des pertes importantes d’emploi dans le 2e et 3e quintile. Cette tendance se poursuit, avec des destructions d’emplois moindres, lors de la période suivante de début de reprise économique (2011-2013). Sur ces deux périodes, le quintile supérieur est le seul à avoir vu son effectif continuer à croître. L’emploi peu rémunéré a donc également souffert de la crise. La dernière période (2013-2016) renoue avec la croissance de l’emploi dans tous les quintiles de façon plus équilibrée qu’avant crise avec un avantage persistant au 5e quintile. Les prévisions pour la période 2015-2030 prévoient toutefois que la croissance future de l’emploi en Europe soit nettement polarisée et, si une certaine revalorisation peut être attendue, celle-ci serait moins marquée que précédemment, notamment avant la crise de 2008.

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Une évolution désormais très dépendante du secteur des services

La décomposition sectorielle de ces évolutions révèle des différences importantes dans les trajectoires des grands secteurs économiques et dans leur contribution à cette tendance à la polarisation. Pendant la période de la crise de 2008, les destructions d’emplois sont concentrées surtout sur les emplois des quintiles moyen et moyen-bas de la construction et de l’industrie (Eurofound, 2016). Sur la période plus récente marquée par la reprise économique, une création nette positive d’emploi est observée dans le quintile supérieur de ces secteurs qui ont continué toutefois à se contracter dans les autres quintiles (phénomène dit de revalorisation). Les projections 2015-2030 prévoient la poursuite de cette tendance dans l’industrie.

La majeure partie de la croissance de l’emploi devrait provenir du secteur des services dont les évolutions seront désormais déterminantes pour l’emploi global étant donné qu’il représente environ 70% de l’emploi européen. Ainsi, l’augmentation de l’emploi plus rapide dans ce secteur dans les quintiles bas et hauts que dans ceux du milieu de la distribution a renforcé la tendance à la polarisation les dernières années et devrait se poursuivre dans la période jusqu’à 2030.

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Derrière la moyenne européenne, des trajectoires nationales divergentes  

Dans la plupart des pays de l’Union européenne, les évolutions de la structure de l’emploi se caractérisent par différentes combinaisons de ces deux tendances (polarisation et revalorisation). Toutefois, Eurofound souligne l’existence d’une hétérogénéité importante entre les évolutions nationales. Ainsi, la polarisation de l’emploi apparaît particulièrement marquée en Belgique et aux Pays-Bas. En Espagne, la première partie de la période 2011-2016 a été marquée par une forte destruction des emplois dans les quintiles du milieu qui, malgré une croissance dans ces quintiles en 2013-2016, n’a été que partiellement compensée. En Hongrie, ce sont davantage les quintiles du bas qui se sont développés à contrecourant de la tendance à la revalorisation. Une telle évolution concerne également l’Irlande sur la période 2013-2016. L’Allemagne, au contraire, semble s’être orientée plutôt vers une revalorisation avec une croissance forte du quintile des emplois les mieux rémunérés.

En France, après une période de crise (2008-2010) polarisante, la reprise témoigne d’une croissance des emplois du quintile central due notamment au secteur des services. L’industrie, en revanche, poursuit nettement la destruction des emplois dans les quintiles au milieu de la distribution en affichant une légère croissance dans le quintile supérieur et une quasi-stabilité dans le quintile le plus bas. La courbe française, atypique, peut alimenter les réflexions sur les évolutions des classes moyennes en France.

En Europe, derrière la polarisation du marché du travail, des trajectoires nationales différentes

Les différences dans les évolutions des marchés du travail des pays européens ne se limitent pas à la période passée. Elles sont également bien présentes dans les projections réalisées à l’horizon 2030. Ainsi, si la tendance globale à la polarisation peut bien être retrouvée, par exemple dans les prévisions pour la France et l’Allemagne, ce changement de la structure de l’emploi se réaliserait de façons différentes dans les deux pays : en France, par la création plus importante d’emplois dans les quintiles le plus haut et le plus bas ; en Allemagne, par une augmentation des emplois aux deux extrêmes de la distribution mais des destructions d’emplois au milieu. L’Espagne devrait voir augmenter surtout l’emploi dans les quintiles les plus faibles alors que plusieurs pays européens connaîtraient un processus de revalorisation. C’est le cas, par exemple, de la Hongrie et de l’Irlande qui étaient davantage orientées vers le développement des emplois peu rémunérés sur la période précédente. La France, le Royaume-Uni et l’Espagne sont les pays qui devraient contribuer le plus au développement des emplois les moins rémunérés au niveau européen.

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Ces différences de trajectoires, à la fois passées et à venir, pointent l’importance pour la direction des évolutions structurelles de l’emploi du contexte national (dont institutions et politiques publiques), de la structure sectorielle de l’économie ainsi que des choix de positionnement stratégique sur le marché. Si certains facteurs moteurs comme le développement technologique et la mondialisation des chaînes de valeur sont communs, les pays européens ne prennent pas nécessairement tous le même chemin.

Milena Gradeva