Pourquoi la consommation n’augmente-t-elle pas plus vite ?

Aux 4e trimestre 2018 et 1er trimestre 2019, la hausse de la consommation a été nettement plus faible que celle du pouvoir d’achat du revenu disponible brut (RDB). Il en a résulté une hausse d’un point du taux d’épargne. Au cours des deux trimestres suivants, le rattrapage n’a été que partiel si bien que, sur les trois premiers trimestres de 2019, la consommation n’a augmenté que de 0,9% alors que le pouvoir d’achat du RDB a progressé de 1,3%. Le taux d’épargne a diminué mais il reste à son plus haut niveau depuis 2014.

Pourquoi la consommation n'augmente-t-elle pas plus vite ?

L’évolution de la composition de l’épargne révèle une part croissante de l’épargne liquide (Cf. Pourquoi les Français épargnent-ils autant ?), ce qui traduit à la fois une aversion pour les placements risqués en France mais aussi une thésaurisation temporaire directement mobilisable pour une consommation à court terme, ouvrant la possibilité d’une accélération de la consommation.

Un effet d’hystérèse de la consommation particulièrement marqué

Dans la théorie keynésienne, la propension marginale à consommer décroît avec le revenu, entraînant une baisse de la propension moyenne à consommer. D’autres théories de la consommation (théories du revenu permanent et du revenu le plus élevé antérieur) ont montré qu’une hausse du revenu ne se traduisait pas par une hausse immédiate de la consommation car les individus ont l’expérience de leur revenu permanent ou antérieur et basent leurs décisions de consommation sur ce niveau de revenu. La modification de la structure de la consommation renforce cet effet d’hystérèse. Celle-ci a évolué en faveur de dépenses moins sensibles à court terme aux variations de revenu, en particulier les dépenses pré-engagées.

Les dépenses pré-engagées sont passées de 15 à 34% du budget des ménages entre 1960 et 2016. Donc la partie de revenu arbitrable s’est réduite. En 2011, la part de la consommation consacrée aux dépenses pré-engagées est plus élevée de trois points pour les ménages dont le niveau de vie est inférieur au 1er quintile (les 20% les plus modestes) par rapport aux ménages dont le niveau est supérieur au 5e quintile (les 20% les plus aisés) (Source : Insee). A très court terme, les fortes variations de la consommation sont dues aux dépenses compressibles qui sont les plus sensibles au revenu. Par conséquent, lorsqu’un choc positif de pouvoir d’achat affecte les ménages les plus modestes, l’ajustement de leur consommation pourrait prendre plus de temps que pour les catégories plus aisées. Ce résultat n’est pas incompatible avec la théorie de la décroissance de la propension marginale à consommer, mais il implique, selon la distribution de l’augmentation du pouvoir d’achat, un possible allongement des délais entre l’augmentation du pouvoir d’achat et ses effets sur la consommation.

C’est ce qui a pu se produire en partie avec les mesures prises par l’exécutif pour répondre au mouvement des « gilets jaunes », qui s’élèvent à 17 Mds€. En effet, si elles ont amélioré  le pouvoir d’achat à partir du 10e centile de revenu, c’est surtout pour les classes moyennes, et particulièrement pour les 30e et 40e centiles de revenu disponible, que la hausse est la plus nette (Institut des politiques publiques, « Budget 2019 : quels effets pour les ménages ? », note n°37, janvier 2019).

Une des caractéristiques importantes de cette augmentation du pouvoir d’achat est qu’il s’agit de transferts publics. Dès lors, les ménages peuvent anticiper à court terme qu’ils devront financer les mesures de hausse du pouvoir d’achat d’une manière ou d’une autre pour réduire le déficit budgétaire, et ne pas considérer ces mesures comme pérennes. Par ailleurs, certaines de ces mesures sont temporaires. Ainsi en est-il par exemple de la prime exceptionnelle, pour laquelle, de surcroît, la possible substitution à des augmentations salariales n’est pas évidente et, donc, au final, l’effet net sur le pouvoir d’achat n’est pas directement perceptible.

Une amélioration économique notable mais une forte incertitude sociale

Depuis le début de l’année 2019, la confiance des ménages dans la situation économique a nettement augmenté. L’indice de confiance des ménages calculé par l’Insee a progressé chaque mois (de 92 en janvier à 106 en novembre 2019), pour s’établir, de nouveau, au-dessus de sa valeur de long terme (100).

Néanmoins, la situation sociale reste anormalement anxiogène. Un récent sondage réalisé par Odoxa dans les cinq principaux pays européens (France, Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Espagne) sur la retraite, l’épargne et les conséquences des taux négatifs montre que les trois principaux motifs d’épargne relèvent de la peur : peur pour l’avenir de la situation économique personnelle, peur d’une retraite insuffisante, peur pour l’avenir de la situation économique nationale. En France, les réformes sociales contribuent à cette inquiétude. Dans les entreprises, les salaires ont été dynamiques en 2019 mais les augmentations ont été hétérogènes et plutôt favorables aux salaires élevés (Cf. « Quelle évolution des salaires en 2019 ? » et « Quelles évolutions des salaires dans le secteur privé pour 2020 ? »). De plus, les conditions de la négociation d’entreprise se dégradent et les licenciements sont devenus plus faciles.

Ainsi, malgré la baisse du chômage depuis quatre ans, la peur de perdre son propre emploi reste importante (autour de 30% selon une étude Glassdoor d’avril 2019). Cette peur a pu se réduire depuis en raison d’une amélioration des opinions des ménages concernant les perspectives d’évolution du chômage (celles-ci sont passées de 26 points à 0 depuis avril 2019).

Au niveau de l’indemnisation du chômage, les promesses d’extension aux indépendants et aux salariés démissionnaires ont eu des traductions concrètes limitées (lire « L’ouverture de l’indemnisation chômage aux démissionnaires ? »). La récente réforme de l’assurance-chômage, qui instaure notamment un durcissement des conditions d’indemnisation et une dégressivité des allocations pour les demandeurs d’emploi au salaire supérieur à 4 500 euros bruts mensuels, se traduira par une diminution des prestations de 10% en moyenne (Source : Unédic). Au final, pour un grand nombre d’actifs, la flexibilité du travail et de l’emploi s’est renforcée et le volet sécurité de l’ensemble des réformes reste difficilement perceptible.

La réforme des retraites suscite également de fortes inquiétudes que les déclarations contradictoires sur l’âge du taux plein, la durée de cotisation, la durée de la transition et l’équilibre financier du système ne contribuent pas à réduire. Plus globalement, le flou autour du projet laisse la place à de multiples interprétations dont les plus pessimistes.

Dès lors, malgré la baisse du chômage, l’anticipation d’une réduction des prestations sociales  progresse. L’épargne de précaution augmente logiquement, au détriment de la consommation, pour y faire face le cas échéant. Et le mouvement social à venir, qui s’annonce très suivi, pourrait peser sur la consommation.

Des changements structurels des comportements de consommation

Des évolutions structurelles de la consommation s’ajoutent à ces incertitudes. Par exemple, les modes de consommation responsables progressent et des formes de dé-consommation apparaissent. Ce mouvement pourrait s’accélérer et se traduire par une diminution ou un report des achats selon la capacité de l’offre à s’adapter à la demande et le rythme de cette adaptation. Il se traduit d’ores et déjà par une diminution de la consommation pour certains types de produits ou certains segments. La consommation de produits alimentaires en volume se réduit. Cette baisse résulte d’une préférence accrue pour des produits de meilleure qualité, biologiques et locaux qui coûtent plus chers.

De même, le marché automobile connaît des bouleversements structurels. Sur les trois premiers trimestres de 2019, le marché français des voitures particulières neuves est en baisse de -1,3% par rapport à la même période de 2018 (Source : Comité français des constructeurs automobiles). Entre le diesel, l’essence, l’électrique, l’hybride classique ou rechargeable, le choix de la motorisation se révèle extrêmement complexe, que ce soit au niveau de la rentabilité et des effets environnementaux de ces différentes technologies. La récente percée de l’hydrogène accroît cette complexité. Face à celle-ci, de nombreux consommateurs désirant acheter un nouveau véhicule pourraient préférer reporter leurs achats.

Des changements liés au vieillissement démographique dont les effets ne sont pas nets

La part des retraités dans la population s’accroît, pour atteindre 25,7% en 2017, et l’allongement de la durée de vie fait que la durée de retraite est de plus en plus longue. Ce changement démographique n’est pas sans incidence sur les comportements de consommation. La question est de savoir si les retraités ont une propension à consommer moins forte que les ménages actifs, auquel cas il en résulterait un ralentissement structurel de la dynamique de la consommation.

Les profils de consommation par âge font apparaître une chute de la consommation des retraités à revenu donné (la propension à consommer). Celle-ci est évaluée en rapportant la consommation des plus de 65 ans relativement à celle moyenne des tranches d’âge de plus de 26 ans à leur revenu disponible relatif. Néanmoins, les enquêtes Budget de famille (BDF) réalisées par l’Insee montrent que la sous-consommation des retraités se résorbe progressivement : elle est passée d’environ 10% au début des années 1990, à 6-7% au début des années 2000, puis 3-4% au début des années 2010 (Source : Conseil d’orientation des retraites, « Les retraités : un état des lieux de leur situation en France », 13e rapport, décembre 2015). Cette augmentation relative de la consommation des retraités serait particulièrement le fait de la tranche d’âge 65-74 ans. Elle peut s’expliquer par un effet de génération. Elle provient aussi certainement du fait que cette borne de 65 ans a évolué sous l’effet du départ plus tardif en retraite. Par conséquent, la restructuration des dépenses résultant du passage à la retraite se décalerait progressivement.

Ainsi, en matière de consommation des retraités, deux périodes seraient à distinguer : une première, jusqu’à environ 70 ans, au cours de laquelle la propension à consommer serait à peu près identique à celle de la moyenne de la population ; une seconde, au cours de laquelle la propension à consommer diminuerait. Au cours de la première période, les ménages restructurent leur consommation après le passage à la retraite ; leur propension à consommer n’est pas réduite. Ils se recentrent sur les biens et services liés au foyer pour démarrer cette nouvelle phase de leur vie. Ils renouvellent ainsi leurs équipements (électroménager, audiovisuel et voiture) et réduisent trois autres types de dépenses : l’alimentation, les vêtements et les dépenses d’hôtel, café, restaurant et les vacances (lire « Avec le passage à la retraite, le ménage restructure ses dépenses de consommation », France, portrait social, édition 2012).

Au cours de la seconde période, la propension à consommer se réduirait, sous l’effet conjugué d’une diminution des besoins de consommation et de problèmes de santé plus fréquents (la consommation accrue de biens et services de santé et de services d’aide à domicile ne compensant pas la diminution des autres postes). Dans cette phase, la diminution de la propension moyenne à consommer s’explique aussi par le renforcement d’une épargne de précaution avec l’avancement en âge destinée à financer la dépendance susceptible de survenir au grand âge. En 2015, selon l’Insee, 30,2% des individus de 75 ans ou plus étaient en perte d’autonomie (contre 6,6% des individus âgés de 60 à 74 ans) et 8,8% vivaient en institution. Selon la Drees, 35% des personnes de plus de 75 ans décédées en 2015 résidaient dans un Ehpad (établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes). Aujourd’hui, sans mutualisation, chacun épargne pour lui-même, ne pouvant prévoir la survenance de la dépendance.

Deux éléments peuvent relativiser partiellement cette baisse de la propension à consommer des retraités :

– Premièrement, l’enquête BDF ne comprend que les ménages vivant dans des logements ordinaires et pas ceux vivant en collectivité. Selon la Drees, en 2015, le reste à charge médian d’un hébergement en Ehpad était de 1 850 euros par mois. Par conséquent, les retraités vivant dans ces établissements ont donc en réalité une propension moyenne à consommer beaucoup plus élevée que celle de l’ensemble de leur tranche d’âge. Compte tenu du fait que la pension médiane était de 1 500 euros, nombreux sont ceux qui ont dû désépargner : 34% des personnes hébergées ont ainsi dû puiser dans leur épargne, 11% demander à leur entourage de payer et 6% vendre du patrimoine (Source : Drees).

– Deuxièmement, les donations du vivant – qui représentaient 40 milliards d’euros en 2006, soit 2,2% du PIB (source : Cor) – sont effectuées essentiellement par les retraités : Selon l’enquête Patrimoine 2010, pour quatre ménages sur cinq ayant versé une donation, la personne de référence était à la retraite. Lors de la première donation, la moitié des donateurs avait 62 ans ou plus. Néanmoins, les dons ne peuvent pas être considérés comme un substitut de la consommation chez les retraités car la corrélation entre les deux est positive : à revenu égal, plus un senior consomme, plus il donne (Crédoc, « Comment consomment les seniors ? », décembre 2012). Par conséquent, les dons ne peuvent expliquer la plus faible propension à consommer des retraités au-delà de 70 ans. Cependant, ils ne constituent pas la seule modalité de transferts de son vivant. Les aides financières seraient sensiblement équivalentes (2% du PIB en 2006, source : Cor). Dans la mesure où elles sont moins corrélées à l’âge que les donations et tout aussi corrélées aux revenus (enquête Patrimoine 2010), il est probable que leur effet sur la propension à consommer des retraités ne soit guère différent de celui des donations.

Conclusion

Les mesures décidées pour répondre aux revendications des « gilets jaunes » ainsi que la distribution des gains de pouvoir d’achat qui en a résulté ont pu produire un décalage entre l’augmentation du pouvoir d’achat et ses effets sur la consommation. Néanmoins, des interrogations demeurent. Alors qu’une hausse du pouvoir d’achat est attendue au 4e trimestre, la consommation risque d’être pénalisée par l’incertitude et les inquiétudes sociales. Par ailleurs, les évolutions de la consommation prennent place elles-mêmes dans un contexte de modifications des comportements et de vieillissement de la population dont on ne mesure peut-être pas encore bien tous les effets. Ces évolutions affectent (encore) peu les dépenses de consommation des ménages mais pourraient dessiner des tendances qui se manifesteront de façon plus importante à l’avenir.

Antoine Rémond