L’Europe à l’épreuve du coronavirus

Action forte de la BCE et accord sur un plan de soutien européen 

Alors qu’elle fait face à une crise inédite qui pourrait amputer sa croissance de plusieurs points de PIB (entre 2 et 10 points annuels selon différentes estimations), l’Europe a décidé, avec les moyens dont elle dispose, de prendre un certain nombre de mesures.

Au début de la crise, à la mi-mars, l’UE a décidé d’allouer 37 milliards d’euros au titre de sa politique de cohésion aux pays membres pour leur permettre de lutter contre les conséquences économiques du Covid-19. Elle a également assoupli ses règles sur les aides d’Etat (subventions directes, garanties de prêts bancaires, etc.). De plus, les pays membres sont momentanément autorisés à s’affranchir des règles budgétaires du pacte de stabilité européen (règle des 3% de déficit public notamment). Autrement dit, les dépenses exceptionnelles liées au coronavirus ne seront pas comptabilisées lors de l’évaluation de la conformité des dépenses des pays aux règles de l’UE.

De son côté, la Banque centrale européenne (BCE) a lancé un nouveau programme de rachats de titres privés et de dette souveraine de 750 milliards d’euros, baptisé Programme d’achats d’urgence pandémique (PEPP). Et surtout, fait exceptionnel, les plafonds d’achats d’emprunts souverains – à hauteur d’un tiers de la dette de chacun des États membres – ne s’appliqueront pas au programme. La BCE pourra donc détenir plus d’un tiers de la dette de chaque pays dans son bilan. De plus, elle pourra déroger à la répartition habituelle de ces achats de titres, généralement proportionnelle à la souscription de chaque pays à son capital, et acheter ainsi davantage aux pays européens les plus touchés.

Ces achats, qui ont commencé le 26 mars et qui devraient se poursuivre jusqu’à fin 2020, ont un double objectif : faire diminuer les taux d’intérêt des dettes souveraines et injecter des liquidités dans les banques privées pour stimuler les crédits aux ménages et aux entreprises et ainsi soutenir l’économie réelle. Seul le premier objectif a pour l’instant été atteint. Les taux d’intérêt des obligations souveraines à 10 ans de l’Italie ont en effet chuté de plus d’un point en 10 jours pour atteindre 1,22% le 26 mars. Les rendements des obligations souveraines des autres pays ont également reculé (voir graphique). Le marché a donc, pour le moment, salué la détermination de la présidente de la BCE qui a déclaré le 18 mars : « il n’y a aucune limite à l’engagement de la BCE ».

L’Europe à l’épreuve du coronavirus

Plus tard, le 9 avril, les pays de l’Euro-groupe ont décidé d’accroître leur soutien à l’économie et se sont mis d’accord sur un plan de 540 milliards d’euros qui se divise en trois parties :

D’abord, la Commission européenne va mettre en place un dispositif de réassurance chômage baptisé « SURE », financé à hauteur de 100 milliards d’euros, s’appuyant sur un fonds de garantie de 25 milliards des 27 pays. Il prendrait la forme de prêts octroyés à des conditions favorables aux Etats membres. Il permettrait de consolider les systèmes de chômage partiel des pays les plus touchés par la pandémie, tout en soutenant les systèmes d’assurance chômage nationaux mis à rude épreuve par la crise.

Ensuite, la banque européenne d’investissement (BEI) va également s’appuyer sur un fonds de garantie de 25 milliards des Etats membres et mobiliser jusqu’à 200 milliards d’euros de garanties et de lignes de crédit pour soutenir les PME européennes. Ce plan fait suite à une précédente action de même nature d’un montant de 40 milliards d’euros validée mi-mars. 

Enfin, les pays se sont mis d’accord pour activer une partie du Mécanisme européen de stabilité (MES). Ce fonds, créé lors de la crise de la dette en 2012, a une capacité totale de 410 milliards d’euros et fournit des prêts aux Etats en difficulté. En temps normal, ces prêts sont conditionnés au respect strict de règles budgétaires pouvant conduire à la mise en place de plans drastiques d’austérité dans les pays bénéficiaires. Pour lutter contre les conséquences économiques du covid-19, l’Eurogroupe s’est accordé sur la mobilisation de 240 milliards d’euros de ce fonds et sur un certain assouplissement de ses conditions (voir partie 2).

Des mesures en demi-teinte qui soulignent les divisions au sein de l’Europe

Mais face à l’ampleur de la crise et du choc économique et social qui se dessine, ces mesures apparaissent toutefois modestes.

D’abord, si l’action de la BCE paraît forte, elle risque de s’avérer peu efficace dans une économie réelle paralysée. En effet, les programmes d’achat de titres de la BCE permettent d’apporter des liquidités aux banques des pays membres afin qu’elles les redistribuent dans l’économie réelle. Or, après la crise de 2008, lorsque la BCE a massivement injecté des liquidités dans le secteur bancaire, les banques les ont surtout utilisées pour réinvestir dans des actifs financiers (G. Giraud). J. Couppey-Soubeyran souligne également qu’après 2008, les taux négatifs et les achats d’actifs par la banque centrale ne sont pas parvenus à stimuler l’investissement réel, et y parviendront encore moins en pleine épidémie.  

Ensuite, le montant total du plan décidé par l’UE le 9 avril (outil SURE, mesures de la BEI, et mobilisation d’une partie du MES) représente 540 milliards d’euros, soit moins de 3,3% du PIB de l’UE. Or, pour de nombreux observateurs, il faudrait mobiliser près de 10% du PIB pour espérer éviter une dépression qui pourrait être aussi sévère que celle de 1929.

Les mesures de la BEI (comme celles de la BCE) reposent sur le principe de l’octroi de prêts aux entreprises afin qu’elles épongent leurs pertes. Mais en temps normal, l’endettement permet d’investir dans le but d’engranger des revenus futurs et de pouvoir rembourser le prêt. Or, comme l’affirme J. Couppey-Soubeyran, en finançant les pertes des entreprises par des prêts, on ne crée pas les conditions du remboursement. La stratégie de l’endettement, même à taux bas, peut s’avérer risquée.  

La création de l’outil SURE est une bonne initiative mais son montant est plutôt faible (0,7% du PIB de l’UE) et surtout, le mécanisme est exclusivement temporaire. En cela, il n’est pas le marqueur d’une réelle volonté politique d’harmonisation des dispositifs de retour à l’emploi en Europe ou de création d’un système européen d’assurance chômage.

Enfin, les modalités choisies pour l’attribution du MES posent question. Non seulement les pays membres ont décidé de ne pas activer le MES à sa plus forte force de frappe (mobilisation de 240 milliards sur 410 milliards), mais ils ont également décidé que chaque pays ne pourra pas emprunter plus de 2% de son PIB. Pour l’Italie, cela représente 36 milliards d’euros, ce qui est bien peu au regard de l’intensité de cette crise. Mais surtout, la conditionnalité liée à l’octroi des prêts continuera de s’appliquer, à l’exception des prêts liés aux dépenses de santé. Ce qui signifie que si les pays utilisent les sommes du MES pour des dépenses qui ne sont pas liées directement à la santé, comme par exemple le soutien aux entreprises, aux salariés ou aux chômeurs, ils devront justifier de mesures d’assainissement budgétaire. Ainsi, en pratique, rien ne dit que les pays en difficulté fassent appel au MES tel qu’il a été négocié ici.

Ces mesures en demi-teinte sont le fruit d’un difficile compromis entre des pays du sud et les pays du nord. Ces derniers voulaient maintenir la conditionnalité du MES, alors que les pays du Sud proposaient la supprimer, en rappelant que la crise sanitaire n’a rien à voir avec une mauvaise gestion des finances publiques. Pour Gaël Giraud, en proposant de conditionner l’aide du MES à la réalisation de politiques d’austérité, « les “faucons” n’admettent pas que ce sont justement ces politiques, destructrices des services publics, qui expliquent le nombre important de morts en Italie et en Espagne ».

Les pays du sud et plusieurs collectifs d’économistes sont toujours nombreux à réclamer une action plus forte de l’UE, sur la base d’un partage des risques et d’un programme budgétaire commun. Ces propositions concernent notamment l’annulation d’une partie des dettes souveraines détenues par la BCE ou un transfert par la BCE de monnaie centrale sous forme de « prêts perpétuels » aux Etats, ou aux entreprises et aux ménages (hélicoptère monétaire).

Mais la revendication qui a le plus d’écho est celle de la création d’un instrument non conventionnel : les coronabonds. Ces titres communs de dette, de l’ordre de 10 points de PIB de l’UE, mutualiseraient les dettes des pays européens, qui emprunteraient désormais via le même instrument, et sous le même taux d’intérêt. Ils permettraient notamment aux pays du sud, plus durement touchés par la crise, de réduire leur coût de financement. Cette idée est soutenue par Carlos Costa (gouverneur de la Banque du Portugal), David Sassoli (président du Parlement européen), Giuseppe Conte (président du conseil des ministres en Italie), mais aussi par Laurence Boone (chef économiste de l’OCDE) et Luca Visentini (secrétaire général de la CSE) pour qui cet instrument pourrait financer une assurance-chômage au niveau européen qui protégerait notamment les travailleurs  précaires et les indépendants.

Mais cinq pays sont opposés à cette proposition, dont les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Autriche. Pour ces derniers, le lancement de ces titres pourrait aboutir à la création d’euro-obligations, qui financeraient non pas les déficits conjoncturels mais les déficits structurels des pays membres. Ces derniers pourraient alors être tentés de négliger l’assainissement de leurs finances publiques.

L’avenir de l’Europe en question

Cette opposition a mis en exergue les divisions de plus en plus criantes entre les pays du Nord, dits « fourmis » et les pays du Sud, dits « cigales ». Il s’agit bien d’un combat idéologique sur l’orientation générale des politiques publiques et sur la gestion de la dette. Ces profonds désaccords qui ravivent le spectre de la crise de 2010-2012 et ses traumatismes, pourraient fortement nuire à l’Europe dans son ensemble. Une nouvelle fois, comme le soulignent J. Delors ou encore David Sassoli, c’est ni plus ni moins que son sort qui est en jeu.

L’Europe, déjà en proie à la fragmentation due au Brexit et aux tensions nationalistes, a tout intérêt à montrer un signal fort de solidarité et de cohésion pour éviter que les citoyens perdent davantage confiance en elle, et à empêcher de nouvelles dérives nationalistes. Ce signal paraît également essentiel pour éviter une nouvelle crise de la dette en Europe.

Pour de nombreux observateurs, ce signal de solidarité, outre celui donné par les coronabonds, pourrait prendre la forme d’un renforcement du pilier budgétaire au sein des institutions communautaires. Aujourd’hui, la seule action majeure de l’Europe est celle de la politique monétaire de la BCE. Or, l’UE ne peut se contenter d’afficher une solidarité exclusivement monétaire. L’action de la BCE, si massive soit-elle, pour être efficace, doit être accompagnée d’une réponse budgétaire collective en Europe. Il conviendrait notamment de créer des outils budgétaires communs pour développer une capacité d’action européenne dans tous les domaines (santé, éducation, travail, etc.). Ce qui supposerait d’accroître le budget de l’UE, qui ne pèse que 154 milliards d’euros, soit 1% du PIB des 27 réunis. Mais cette proposition, qui est vue comme un pas de plus vers le fédéralisme, se heurte pour l’instant à d’importantes oppositions politiques.  

En conclusion, le plan de riposte économique de l’UE peut, au premier abord, paraître complet : il couvre à la fois les citoyens (programme SURE), les Etats (mécanisme MES avec conditionnalité allégée) et les entreprises (programme de la BEI). Néanmoins, fruit d’un difficile compromis, il comporte d’importantes limites (montant faible, conditionnalité en partie préservée, stratégie fondée sur l’emprunt, peu de partage de risque). En outre, ce plan ne prévoit pas la création des coronabonds qui auraient pu servir à éponger les pertes dues à la crise mais également à anticiper les dépenses futures dont les pays auront besoin pour redémarrer leurs économies après un choc inédit. Ce mécanisme aurait aussi permis d’afficher un signal fort de solidarité et de partage des risques en Europe et ainsi de rassurer les marchés et les citoyens.

Toutefois, un possible « plan de relance commun » qui pourrait être financé par des « instruments financiers innovants, compatibles avec les traités européens » doit être discuté dans les jours qui viennent. Mais pour l’instant rien n’est encore décidé, cette initiative doit encore convaincre les 27 à l’unanimité, elle dépendra de la volonté politique en Europe.

Alice Rustique