Un nouvel ordre économique mondial après le coronavirus ?

Guerres commerciales, guerres juridiques et maîtrise des approvisionnements stratégiques, ferments d’une mondialisation contestée

La première voie d’évolution vers un nouvel ordre économique mondial post-coronavirus renvoie à des prémisses antérieures à la crise sanitaire mondiale. La mondialisation repose depuis une quarantaine d’années sur la délocalisation d’activités, industrielles pour l’essentiel, vers des pays à bas coûts de main d’œuvre.

La Chine est ainsi devenue l’usine du monde entier, suivie par d’autres pays en voie de développement, sud-est asiatique notamment. Les délocalisations ont mité le tissu industriel européen, à l’exception notable du Mittelstand allemand, assis sur une exploitation judicieuse des possibilités offertes par les Pays de l’Est limitrophes et une spécialisation de marché particulièrement compétitive au plan mondial. Ce mouvement industriel était rendu possible par un corpus d’accords multilatéraux conclus au plan mondial, libéralisant le commerce comme les marchés de capitaux.

Depuis quelques années toutefois, ce cadre de la mondialisation craquait déjà aux entournures. Trois axes de forces se combinaient pour l’écorner ou le contester vivement.

Le premier réside dans le retour des guerres commerciales, symbolisées par les algarades constantes ouvertes par le Président des Etats-Unis, non plus seulement contre les Etats jugés voyous par les Etats-Unis (Iran, Corée du Nord) mais visant désormais la Chine, voire l’Europe. Le Brexit, pour sa part, enfonce un autre coin dans le libre-échange, avec la perspective de traités bilatéraux impliquant une des premières puissances mondiales, le Royaume-Uni, notamment vis-à-vis de son espace économique naturel : l’Union européenne.

Le deuxième, corollaire partiel du premier, trouve sa source dans les guerres juridiques initiées là aussi par les Etats-Unis, menaçant de poursuites ou de boycotts certains acteurs technologiques (Huawei par exemple) ou certaines zones de production. La mondialisation avait été peu regardante sur le respect du droit (intellectuel notamment) par les nouveaux pays producteurs, et avait laissé proliférer contrefaçons, entorses à la qualité et tricheries normatives. Désormais, c’est sur le terrain politique et stratégique que l’exposition d’une chaîne de production aux risques juridiques se déplace, pouvant aller jusqu’à remettre en cause subitement la possibilité même d’un approvisionnement auprès de certains fournisseurs.

Le troisième axe, lui aussi latent mais révélé par le virus, renvoie à la maîtrise stratégique de certains approvisionnements. La dissémination des chaînes de production sur l’ensemble du globe s’est également accompagnée, pour certains domaines stratégiques (médicaments et appareils sanitaires par exemple), de la disparition de toute production significative dans les pays développés (Amérique du nord, Europe).

On pourrait y ajouter la dimension environnementale : l’accident de Fukushima et les inondations en Thaïlande en 2011, les incendies ravageurs au Brésil et en Australie en 2019, pour ne citer que ces exemples et, d’une manière plus générale, la multiplication annoncée des désordres climatiques conduisent aussi les entreprises à prendre conscience des limites à l’organisation globale de leurs activités.

Vers une relocalisation partielle des chaînes de production ?

La combinaison de ces trois axes appellerait logiquement à une recomposition partielle des chaînes d’approvisionnement, a minima sur une base régionale (grandes régions économiques appréciées au niveau planétaire).

Cette relocalisation aurait un coût certain, que l’on peut mesurer par la différence des coûts de production entre les différentes zones de production mondiales. Mais nos travaux antérieurs (voir la Lettre du CEP « Relocalisations, entreprises, territoires ») ont montré que ce surcoût se trouverait amoindri par d’autres composantes comme les coûts de transports, et de gestion de divers incidents, ainsi que par des effets positifs en matière de souplesse et réactivité propices à une meilleure adéquation de l’offre à ses marchés. 

Désormais, la relocalisation partielle des chaînes de production jouerait aussi un rôle de protection stratégique et juridique, directement valorisable dans les stratégies développées par les entreprises engagées dans la mondialisation des échanges. Elle pourrait même revêtir une dimension qualitative, via une labellisation accrue de la production intégrant de larges composantes sociales ou environnementales enfin prises au sérieux cette fois.

L’engagement dans une transition écologique et énergétique concrétisant les ambitions d’économie décarbonée et maîtrisant son impact sur le climat justifierait amplement un tel repositionnement stratégique des productions, et des consommations, des pays développés. L’exemple passé de l’Allemagne a suffisamment démontré que ces enjeux de positionnement sur les marchés, et donc de valorisation des productions, l’emportent largement sur les composantes liées aux coûts des productions.

Un dernier bénéfice, et non des moindres, résiderait dans le contenu en emploi local de la production ainsi reconfigurée. Or le paysage économique post coronavirus promet une difficile bataille sur le front de l’emploi en sortie de crise. Nous y reviendrons.

Quel ordre macroéconomique et financier, après l’explosion de la dette publique et privée ?

La réponse d’urgence des gouvernements et des régulateurs financiers est déjà connue : une injection massive de crédit, tant par la voie du crédit direct aux entreprises (avec garantie publique), que par celle du déficit des Etats (à hauteur de dizaines de points de PIB in fine, vraisemblablement).

Ce recours massif à l’endettement devra être pris en charge par une production de richesse fortement amoindrie, tout d’abord ponctuellement du fait de la chute de la production durant les phases de confinement en cours, dont une large partie (toute la composante servicielle de l’économie) n’est pas sujette à reconstitution ultérieure sous forme de stocks. Mais s’y ajouteront ensuite l’effet des baisses de revenus de la population, même amorties partiellement par la puissance publique, et les conséquences des inévitables défaillances de certains acteurs économiques à la faveur de la crise. Dès lors, se posera la question de la soutenabilité de cet endettement.

Trois réponses sont théoriquement possibles à une telle situation.

La première consiste à allonger les horizons d’endettement : par des moratoires, par la substitution de crédits de long terme aux crédits de court terme, par des recapitalisations d’ampleur. Une réponse de ce type suppose toutefois que la production dépasse, si possible rapidement, son niveau d’avant-crise. Rien, ici, ne permet de l’envisager sereinement. Cette solution, selon nous, est parfaitement illusoire. Socialement, elle n’est pas compatible avec le maintien du pouvoir d’achat des populations (comme l’exemple grec l’a démontré). Elle sonnerait par ailleurs le glas des stratégies de transition climatique et environnementale, à l’échelle de la planète, par le tarissement rédhibitoire des capacités nouvelles d’investissement.

La seconde reposerait sur une annulation partielle des dettes ainsi accumulées. Cette solution radicale spolierait certains acteurs, mais permettrait de reconstituer la capacité d’épargne, de remboursement résiduel, et d’investissement des autres acteurs. Elle purgerait l’excédent d’épargne qui caractérise l’économie financiarisée telle qu’elle s’est développée au plan mondial sur le demi-siècle passé (1970-2020).

La troisième solution est tout simplement le retour de l’inflation. Diabolisée à la fin des années 1970, l’inflation est pourtant un agent économique intéressant par certaines de ses facultés. L’inflation lamine le stock de dettes, mais de façon plus indolore qu’une annulation. Surtout, l’inflation incite puissamment à l’investissement, dont elle soulage significativement le coût. Enfin, l’inflation reconstitue la capacité d’action publique par l’assurance de rentrées fiscales croissantes. Elle apporte également un signal positif à la population pour les mêmes raisons de croissance régulière des revenus apparents (sous condition de bonne maîtrise de leur consommation).

Inflation et relocalisation : un duo gagnant ?

Un nouvel ordre macroéconomique mondial pourrait alors voir le jour en combinant :

‒ une réorientation de l’économie industrielle : relocalisation partielle (mais significative) des chaînes de production créant de l’emploi au sein de l’Union européenne et engendrant  parallèlement de l’inflation par le renchérissement des coûts de production (mais au bénéfice d’acteurs sociaux locaux) ;

‒ un rehaussement de l’objectif d’inflation, de l’ordre de 5 à 10% plutôt que le 0 à 2% en vigueur actuellement depuis plus d’un quart de siècle (l’objectif officiel des 2% n’étant plus jamais atteint depuis plus d’une décennie…).

Plus créateur d’emplois, compatible avec un effacement progressif de la dette, et favorable à un réinvestissement massif dans la transition climatique de l’économie (production et consommation), ce nouveau cocktail macroéconomique aurait aussi une saveur particulière au plan politique. Il replacerait la cohésion sociale, et la projection vers de nouveaux modes de production et modes de vie, au centre du débat politique, et de la façon dont les citoyens et les salariés envisagent leur apport à la société et à l’activité économique dans laquelle ils sont engagés.

Alain Petitjean